Claude  Mauriac
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La ballade des films perdus

… Et le cœur gros comme ça, fuyant l’ange exterminateur, laissons-nous glisser d’une semaine à l’autre, à rebrousse-temps, dix, neuf, huit, huit et demi, la vie à l’envers avec Lola, avec Cléo, Gertrud, Viridiana, Thérèse, Eva et Muriel (adieu Philippine). Avec Fabrizio, prince de Salina. Et la poussière des routes est comme celle du temps, sur son visage, dans la chapelle de Donnafugata.

Non la dolce vita mais l’avventura, la grande aventure du temps, parmi les oiseaux, tous ces oiseaux qu’ont effarouchés des coups de feu dans la Sierra. Feu follet sur le désert rouge, Marilyn a pris congé. Le mépris, le silence, la nuit, le ciel pur. Années de feu.

Préparons-nous à une aussi longue absence. Il nous faut passer de l’autre côté du miroir, partir pour l’année dernière à Marienbad, faire la chronique d’un été, d’un autre, puis d’un autre encore, tant de samedis soir et de dimanches matin, nous sommes déjà à bout de souffle, nous, les cousins, le beau Serge et Michel Poiccard, alias Lazlo Kovacs, avec qui nous avons fait les quatre cents coups, le dos au mur (la tête contre les murs). (“ J’ai toujours pleuré sur le sort d’Hiroshima, toujours. ”)

La mort aux trousses, tournant le dos au dernier rivage en laissant derrière nous la dame au petit chien et les deux Thomas. Nul barrage ne tient. Abandonnons-nous au temps paisible, nommé par antiphrase Pacifique. Cendres et diamant. Sueurs froides.

Ces fraises sauvages sont celles de mon enfance. Une charrette fantôme nous emporte. La porte des Lilas est presque le terminus. Sur le pont de la rivière Temps, dans les nuits blanches, retentit le cri de celui qui doit mourir. Amère victoire, sait-on jamais ?

La traversée de Paris et du temps, toujours. Toujours le monde du silence. Nuit et brouillard. Bus stop, la durée d’un pic-nic et d’un petit carrousel de fête. Sourires d’une nuit d’été. Mais le septième sceau ne sera pas brisé. Temps sans pitié. Un condamné à mort ne s’échappe pas.

Sur la strada des années, en quatrième vitesse, toujours, et déjà en 1955. Cycliste écrasé, assassins diaboliques, fureur de vivre, femmes entre elles. Une autre Lola qui nous est plus chère encore. Cela s’appellerait l’aurore si nous entendions la Parole.

Dans le cimetière où, parmi les statues, Ava repose, pieds nus, un homme que nous aimons et qui va bientôt mourir, presque une dernière fois nous regarde. Les statues meurent aussi. Autour d’Humphrey immobile, les revolvers se sont tus.

Lune vague après la pluie, lune bleue aux portes de l’enfer. Salaire de la peur et loi du silence. C’est dans notre œil, collé à la serrure du temps, que s’enfonce cette longue aiguille. Farouche parmi d’autres, un garçon sauvage sur sa motocyclette. Et ces fils à papa dans les rues de Rimini. Ah ! Senso, chronique des pauvres amants, ce voyage dans le temps est aussi un voyage en Italie.

Assez loin déjà de la stazione termini, dans le tunnel du passé, le train siffle trois fois pour annoncer 1952, la nouvelle année de ce compte à rebours. D’or sont le carrosse et le casque, cramoisi le rideau, noir le manteau. Nous ne savons pas Fanfan la Tulipe menacé. Un vieux clown est sifflé dans un music-hall londonien. Précautionneusement, longuement une petite bonne fait son café. Les enfants d’Hiroshima, une fois encore, nous font honte. Nous sommes tous des assassins.

Europe 51. Le Nord-Express fonce vers l’inconnu. Après avoir rêvé au Sheik blanc, O’Hara disparaît. Elle n’aura dansé qu’un seul été. Le commis voyageur américain et le curé d’Ambricourt meurent de la même solitude et de la même peur. Deux sous d’espoir, une place au soleil pour l’homme tranquille s’il se peut. Le fleuve coule toujours.

A ces distances, au profond des années, les paysages de la mémoire ressemblent à ceux où s’éloigne Orphée ou à ce Kyoto noyé de pluie autour d’un vieux portique en ruine. Entourés d’enfants cruels (c’est la beauté du diable), l’aveugle de Mexico et l’apprenti jockey n’ont pas la chance dérisoire des miraculés de Milan. Sur Sunset Boulevard, 1930 efface 1950. Eve marche dans la ville endormie. La ronde continue. Chronique d’un amour et d’un autre. La vie commence demain, mais c’est dans hier que, plus lointainement encore, nous tombons.

Jour de fête. Rendez-vous de Juillet et dimanche d’août 1949. Nous avons gagné ce soir, dans les bas-fonds de Frisco. Et cet air de cithare, cet air ! Manon nous a rejoints dans le train. Tenons la corde pour ne pas nous perdre, nos branches à la main, dans la forêt de Birnam et des ans. Paris 1948 déjà aussi loin que Paris 1900. Eau maléfique des bayous de la Louisiane. Dernières vacances, première désillusion, riz amer. Au-delà des grilles, dans la cité nue, fuit une bicyclette.

Dieu est mort, la terre tremble, après le crépuscule vient la nuit. San Francisco, Mexico, une femme sur la plage. Entre des miroirs équivoques la dame de Shanghai nous entraîne. Un petit homme va à la guillotine. Où sont les routes d’autrefois ? A l’enterrement de Marthe, François dit adieu à son adolescence. C’est lui qui est mort et nous n’en savons rien. Le deuil sied à Electre.

1946, déjà. Voici la Belle, voilà la Bête, my darling Clementine, brève rencontre au fond du temps. Ingrid au volant de sa voiture, dans le louche petit matin de Miami. Il pleut toujours le dimanche pour ce grand nègre qu’un harmonica attire et va perdre comme pour le petit cireur de souliers. Lentement, si lentement Gilda commence d’ôter ses gants. La dame du lac me regarde. Isn’t life wonderful ? Ce n’était pas encore les plus belles années de notre vie. Glisse le deuxième gant, Rita est nue.

Claude Mauriac

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