Claude  Mauriac
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Le Fauteuil rouge

 

Un roman inconnu de Claude Mauriac

 

Le Fauteuil rouge n’est inscrit dans aucune bibliographie claude-mauriacienne. Moi-même, je n’en ai jamais entendu parler à l’époque où son auteur l’écrivait que je visitais assez régulièrement. Ou bien n’ai-je pas compris des propos allusifs. Ce n’est pas exclu. Dans cette œuvre, Claude Mauriac a pris le triple masque d’un pseudonyme (Harriet Pergoline), d’un changement de sexe (c’est une femme qui écrit), d’un changement d’âge (c’est une jeune femme). Comment imaginer, tenant la plume, le septuagénaire Claude Mauriac. Aussi quelle surprise lorsque, récemment, Marie-Claude, son épouse, a sorti d’un tiroir et m’a donné un mince volume d’une centaine de pages, en me disant : « Connaissez-vous ce livre de Claude ? » Sur sa couverture :

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Première réaction : l’incrédulité. Je suis tombé des nues. Comment ? Un roman de Claude Mauriac, édité, que je ne connais pas ? Impossible ! Pourtant c’était la réalité : je n’ai pas mis une seconde en doute l’affirmation de Marie-Claude. Et d’ailleurs, je tenais l’objet entre mes mains. Je me suis dit : cela mérite une enquête. Je l’ai faite : en voici les résultats.

 

 

Une chronique du Matin

 

Il me semble avoir trouvé la cellule germinale de l’œuvre. À ce titre elle mérite d’être reproduite ici en entier. D’autant plus qu’elle est difficile à trouver. Je remercie M. Jean Touzot qui me l’a communiquée. Il s’agit d’une chronique publiée dans Le Matin, le 20 mai 1987 et intitulée : « Mémoires apocryphes d’une vedette de la télévision ». Claude Mauriac s’y avance sans masque puisqu’il la signe. Il souligne d’ailleurs l’existence purement romanesque de sa vedette en qualifiant ses mémoires d’« apocryphes ». Mais, comme on le remarquera, il glisse dans son texte une incise qui exprime son désir d’anonymat : « Je n’en étais pas moins heureux (ou heureuse, je ne veux pas que vous puissiez m’identifier) d’être si riche à si peu de frais… » Ou plutôt le désir d’anonymat de son héroïne. Il va se l’approprier dans son œuvre future.

 

 

Mémoires apocryphes d’une vedette de la télévision

Par Claude Mauriac

 

« Tout commença, cette année-là, à la suite de la privatisation de la première chaîne. Le prix que nous valions, nous les vedettes de la télévision, dépassa soudain toute raison. Aucun professionnel, jamais, son métier fût-il des plus utiles à la société, n’en avait approché.

Déménageant d’une chaîne à l’autre, mes confrères et moi, nous nous croisions en chemin avec un sourire crispé. Ou bien c’était, à l’intérieur d’une même entreprise, un ballet immobile. Il suffisait de rester là, sur place, et ce que les petits camarades étaient allés chercher ailleurs tombait sur vous avec, de surcroît, une prime de fidélité, pour peu qu’on ait eu la sagesse de patienter.

Douce pluie d’or qui frappait tout de même un peu fort, laissant ses bénéficiaires hébétés et ravis. En voyant, derrière les caméras, mes amis les techniciens qui en étaient restés à leurs anciens salaires, j’éprouvais quelque gêne. Je n’en étais pas moins heureux (ou heureuse, je ne veux pas que vous puissiez m’identifier) d’être si riche à si peu de frais (je parle pour moi, pas pour mes employeurs).

Nous ne nous rendîmes pas compte, tout d’abord, de la surprise et de la déception des millions de téléspectateurs qui nous avaient fait confiance. Mises aux enchères. Surenchères. Argent-lumière comme il y a des années-lumière. Nous perdîmes, en un moment, leur confiance et leur amitié.

Rapportant pour le public des nouvelles publiques, nous n’avions pas moralement le droit, paraît-il, d’en tirer un tel profit. On ne vend pas ce qui appartient à tous. Ce fut ainsi qu’ils virent les choses, et qu’ils nous virent comme pour la première fois. Notre bonne mine, nos jolis visages, ne furent plus, à leurs yeux, des excuses suffisantes. Nous leur fîmes honte.

Parler, à ce prix, de la souffrance des hommes et de la misère des peuples, les blessait lorsqu’ils nous voyaient apparaître, parfois dans l’unique pièce où ils vivaient en famille, le soir, alors qu’ils revenaient de travaux obscurs, exténuants et mal payés, s’ils avaient la chance d’échapper au chômage.

Entre nous, ils étaient bien bêtes, nos employeurs, et ils le payèrent plus cher encore que nous leur avions coûté. Nous eussions déjà été contents de travailler à la télévision pour rien, à condition de continuer à apparaître tous les soirs, aux heures de grande écoute, et d’avoir le droit de monnayer ailleurs, entre les temps d’antenne, notre célébrité. J’aurais beaucoup donné – autant que mes moyens me le permettaient – pour que l’on continuât à me connaître et à me reconnaître grâce à mes apparitions quotidiennes à la télévision.

Cette démesure des prix fut, dans notre monde télévisuel (qui était, et qui demeure à lui seul, reflets et effets, le monde tout entier), une mutation telle que les rapports entre les vedettes du petit écran et ceux qui les y regardaient en furent changés. Atteinte à la moralité publique et à la bienséance privée. Les téléspectateurs s’estimaient d’autant plus lésés que c’était à eux, disait-il, que nous devions nos situations. Sans leurs redevances, du temps où il n’y avait de télévision que publique, nous n’eussions pas eu d’autre existence que privée. Ils ne pouvaient nous donner leur affection que s’il y avait échange. Non pas égalité, ils admettaient que nos talents fussent mieux rétribués que les leurs. Mais de façon décente. Tout amour est désintéressé ou n’est pas.

Nous étions désormais beaucoup trop payés pour être payés de retour. En se détournant de nous, le public risquait de nous priver de notre valeur marchande. Vus et écoutés de moins en moins, nous étions menacés de ne l’être bientôt plus du tout, si bien que nos annonceurs chercheraient d’autres fusées porteuses.

Comme vous le savez, à la suite de diverses péripéties et drames, financiers et autres, il n’en fut rien, heureusement, pour nous. La drogue télévisée quotidienne aidant, en un domaine où l’expérience a prouvé qu’il n’y a pas d’overdose, ils en revinrent tous à leur fascination. Certains prétendent pourtant qu’ils ne nous ont jamais rendu tout à fait leur estime.

C. M.

 

 

Les notations du Journal

 

La semence est jetée : faire écrire ses mémoires par une vedette de la télévision. Va-t-elle germer ? Quand et comment ? Pour le savoir il faut aller consulter le Journal de Claude Mauriac, l’inépuisable Journal. À cette époque, la fin des années 80, le Journal reflète un sentiment persistant qui s’exprime à maintes reprises (passages généralement coupés dans Le Temps immobile dont paraît le dernier volume, puis dans Le Temps accompli) : une nette désillusion de l’auteur devant l’insuccès de ses romans. Pareille désillusion s’inscrit sur un fond plus général de crise existentielle. Celle-ci a été bien analysée par Philippe Lejeune dans « Claude Mauriac Immobile/écroulé/accompli » (voir son site Autopacte). L’achèvement de sa grande œuvre, les atteintes de l’âge, la maladie, la mort de son grand ami si vivant Michel Foucault, la perte des propriétés familiales plongent Claude Mauriac dans une espèce de dépression. Le peu d’audience de ses romans ajoute à son désarroi. Pas question pourtant de s’arrêter : à qui vit de sa plume, il s’impose d’écrire et d’éditer.

Il travaille alors à un roman, d’abord intitulé L’Amour dans les étoiles et qui deviendra Trans-Amour-Étoiles. Il signale son achèvement le 2 août 1987, le montre à son fils Gilles, et ajoute : « Il est possible que je ne signe pas ce livre. » Déjà la tentation de l’anonymat. Il y revient le 13 mars 1988 :

 

« Il y a, d’autre part, ce roman, que je ne voudrais pas publier, tout au moins sous mon nom, Trans-Amour-Étoiles, ce à quoi d’urgentes nécessités financières peuvent, hélas, m’obliger […] Un pseudonyme, si c’était possible… Le silence, en tout cas. On parle trop de moi, en ce moment. C’est une victoire, méritée, au-delà de laquelle je ne crois pas possible (ni sans doute souhaitable) d’aller. Il n’est pas si mauvais, ce roman. Mais je n’ai pas le courage, la force de l’assumer sous mon nom. C'est-à-dire d’assumer le silence qui l’accueillerait. Car s’il est difficile de ne pas commenter ou tout au moins citer Le Temps immobile, je n’ai pas su mériter qu’il en aille de même avec mes romans. » (Inédit).

 

Il se résoudra pourtant à le signer. C’est ce que nous apprend l’entrée du 27 décembre 1988. Nous la trouvons dans Le Temps accompli, pp.191-192, mais amputée de ce qui nous intéresse ici. Nous rétablissons le texte complet :

« J’ai remis hier les secondes épreuves de Trans-Amour-Étoiles à mon éditeur. J’ai travaillé ce matin [début du passage sauté] à cette Madame Pergoline presque achevée, au sujet de laquelle j’ai revu il y a quelques jours, je revois le 3 janvier, Françoise Verny. [Fin du passage sauté] Intense activité intellectuelle, pour l’un et l’autre de ces textes fragments multiples, tous rédigés, en moi, qu’il n’y a qu’à écrire, qui interrompent mes nuits et mes siestes, après et avant quoi ces abîmes de fatigue, de somnolences, les mêmes jours, à des heures différentes, l’après-midi surtout, dans l’attente des quelques minutes de sommeil salvateur qui ne viennent pas, ou viennent après des heures de patience, d’impatience […] » (Le Temps accompli, p. 191)

 

La suite, qu’on peut lire dans le Ta 1, concerne le Journal. Mais coupant le développement, quelques lignes raturées, mais très lisibles, nous ramènent à notre sujet :

« Actuellement, dans Le Fauteuil rouge, premier titre de Madame Pergoline (auquel je reviendrai peut-être), j’en suis aux bis, ter, (4), (5), etc., mais le roman, pour l’essentiel, était bouclé lorsque j’en ai numéroté les pages… » (27 décembre 1988, inédit).

 

Pour sa première apparition dans le Journal, le roman est annoncé comme achevé. Il y a encore hésitation sur le titre. Mais les démarches éditoriales sont amorcées auprès de Françoise Verny qui travaillait alors chez Flammarion et qui entre dans le jeu… Puis c’est le silence pour six mois. Nous arrivons au 6 mai 1989 : l’entrée qui concerne essentiellement l’affaire libanaise se trouve dans Le Temps accompli, pages 246-247. Mais encore une fois, le texte est expurgé de quelques lignes que voici :

« Notre lilas en fleur, la tourterelle revenue, Le Fauteuil éventré, commencé à Paris, continué ici, au cas où Le Fauteuil rouge aurait assez de succès pour qu’une suite soit envisageable, monnayable (c’est cela qui compte, l’inquiétude de Marie-Claude) et puis, avant-hier, relayé par Gilles hostile, cet appel de Frédérique Deniau… »

 

Ainsi, non seulement Le Fauteuil rouge est bouclé, mais une suite est amorcée qui aura pour titre Le Fauteuil éventré. Claude Mauriac y revient le lendemain 7 mai : passage également coupé dans Le Temps accompli, page 148, et que voici :

« Après les appels et rappels de la veille et de l’avant-veille, silence du téléphone, hier, samedi 6 mai. Et moi, curieusement, après mon journal du matin, j’ai travaillé, inspiré et précis, à ce Fauteuil éventré susceptible de nous procurer quelque argent en cas de besoin. Nouvelles pas très bonnes de Beyrouth… »

 

Il existe, dans les archives de Claude Mauriac, un dossier avec ce titre : Le Fauteuil éventré. Nous reviendrons peut-être, plus tard, sur cette suite inachevée. Six mois passent encore. Et nous trouvons le 15 janvier 1990 cette entrée inédite :

« Paris, lundi 15 janvier 1990.

Épreuves Flammarion. Surpris par la qualité confirmée (dont, après un an sans l’avoir relu, je doutais un peu) ; mais aussi par ses audaces. Marie-Claude, à qui j’en parle à plusieurs reprises pour la “préparer”, hostile.

Trop sérieux, malgré tout, trop littéraire pour avoir du succès, comme je n’ose plus l’espérer ? Si ce livre ne se vend pas, j’aurai la preuve de ma seule responsabilité dans la mévente de mes romans. »

 

Fragile espoir. Aveu mélancolique de son insuccès romanesque. Que Le Fauteuil rouge va confirmer. Apparemment, il n’y a pas eu de publicité. A fortiori pas de service de presse, puisque Claude Mauriac voulait disparaître derrière Harriet Pergoline. Loin de servir le livre, l’anonymat voulu et maintenu n’a semble-t-il contribué qu’à sa chute. C’est une hypothèse : il faudrait connaître le chiffre de la vente. Simple indice : le fait que moi-même, alors familier de Claude Mauriac, n’ait rien su de cette parution ne témoigne pas d’un grand effort pour la faire connaître. Autre indice plus probant, cet aveu d’un libraire consulté : « Les nouveautés sont vantées par le représentant qui n’a rien dû nous en dire. À mon avis j’ai donc reçu automatiquement, d’office, un exemplaire du Fauteuil rouge, sans savoir ce que c’était. Il a dû dormir en rayon trois mois et repartir chez l’éditeur sans que personne ne l’ait feuilleté. »

 

L’entrée du Journal du 24 mars 1989, avec sa note entre crochets datée du 19 août 1990 et rédigée directement pour Le Temps accompli, jette une dernière lueur sur l’œuvre qui nous occupe :

«Goupillières, vendredi 24 mars (Vendredi saint). – (Roman) Tout cela est bien obscur. À moi-même incompréhensible. Je persévère pourtant, dans la nuit. Écrivant par instinct. Je ne puis faire autre chose que cela, que je fais à tâtons, sans angoisse, avec un certain amusement (en un tel sujet !) et encore moins d’espoir que par le passé (à chacun de mes romans) de franchir, enfin, le mur du silence.

[Il est curieux (je m’en avise seulement) que j’intègre pour la première fois dans mon journal publié des notes relatives à la composition du seul de mes romans que je n’ai pas voulu rendre public. Non qu’il soit plus mauvais qu’un autre mais je n’en vois plus la nécessité. 17.8.90.] (

 

Pas tout à fait la dernière lueur. Encore une mention dans le Journal, coupée elle aussi dans ce qui devait être Le Temps accompli 2 et qui devint le 3 :

« Penthièvre, mercredi 5 septembre 1990. – […] Nulle euphorie, de toute façon, semblable à celle que j’éprouvais au sortir des directs d’Apostrophes (et que j’ai transposée dans Le Fauteuil rouge) (à couper dans le Ta 2). » (Le Temps accompli 3 : Le Pont du Secret, p. 158)

 

Fin de l’enquête. Le Fauteuil rouge est bien de Claude Mauriac. Il a été rédigé en 1988-1989 et publié en 1990 sous le pseudonyme d’Harriet Pergoline, chez Flammarion. Une suite ébauchée : Le Fauteuil éventré, est restée inachevée. Pourquoi cette publication masquée ? Le motif n’en apparaît pas clairement. Quoi qu’il en soit, le livre existe, il est là. Un mot de lui.

 

 

Le Fauteuil rouge

 

Le sujet en est indiqué par le sous-titre : « Mémoires d’une vedette de la télévision ». Ce qui est ainsi explicité en quatrième de couverture :

« Harriet Pergoline est un masque. Mais qui se cache derrière ? Quelle star de la télévision nous livre son métier, sa vie privée, ses angoisses, sa satisfaction de se voir multipliée en millions d’exemplaires et la jouissance que cela lui apporte ? Est-il vraiment important de le savoir puisqu’on peut appliquer sans doute, n’importe quel visage à cette vedette quasi anonyme dont on saura tout – ou rien – à la fin du roman.
Car ce livre est un roman, oui, pourquoi pas ? Disons que c’est un roman, un miroir que se tend et que nous tend Harriet Pergoline. Et n’en pensons pas moins. Quel témoignage, pourtant, que ce roman. »

 

Mais le sujet, on le sait, n’est pas l’essentiel. Claude Mauriac l’a dit et redit après bien d’autres. C’est le traitement qu’on en fait qui le hausse ou non au rang d’objet littéraire. C’était l’ambition de Claude Mauriac. A-t-il réussi ? Il me semble que ce roman ne démérite pas par rapport aux autres. Son auteur lui-même, comme on l’a vu plus haut par son Journal, ne le jugeait pas sans valeur. Il se présente comme une autobiographie. Plus exactement, comme le dit l’héroïne, « ce qui fut d’abord un journal et dont j’ai essayé de faire un livre » (p. 12). À part quelques séquences plus longues, il est fait d’une suite de réflexions et d’aphorismes enfilés comme les perles d’un collier. À l’abri de son masque, Claude Mauriac y montre une plus grande liberté que de coutume dans les jeux de langage et dans les notations crues.

 

Mais on y retrouve ses obsessions. L’amour avec surabondance, notamment dans le deuxième partie : « Mes amants ». L’amour au sens le plus sexuel, mais avec une aspiration à autre chose. La vedette de la télévision a des amants éphémères et l’adoration muette de millions de téléspectateurs (certains écrivent et elle cite des lettres enflammées), mais elle attend l’amour unique « Si seulement, de cette foule anonyme d’amoureux, il pouvait en émerger un seul, un seul, que je pourrais aimer » (p. 24)

Le temps. Elle cite une note de son père : « Trouvé cette note de mon père que je ne peux utiliser car je suis trop jeune : “Plus je vieillis, plus je sais arrêter le temps et vivre, par exemple, en une seconde toute l’éternité de mon enfance…” » (p. 85). Et se référant à lui : « Comme mon père dans son fauteuil vert, et si jeune que je sois encore, il m’est arrivé, dans mon fauteuil rouge, de remonter le temps ». C’est le fameux fauteuil vert, au quai de Béthune, « le fauteuil à remonter le temps », si présent dans Radio-Nuit.

L’écriture. La jeune vedette se sent un talent d’écrivain, mais avoue quand même l’aide d’un professionnel : « Mon écrivain et moi nous sommes de vrais professionnels » (p. 75). Elle se débat d’ailleurs avec lui, préférant sa spontanéité à elle au métier de son nègre. Celui-ci lutte contre son anarchie : « Mais lui, mon écrivain, il a tenu à les “monter” [ces fragments] (telle est la plus habituelle de ses expressions), en divers endroits du livre… » (p. 82). On reconnaît la technique du montage chère à Claude Mauriac. Ce qui, par ailleurs, est dit des critiques littéraires ou du désir d’être reconnu par ses pairs ne peut venir de quelqu’un qui n’a encore rien publié. L’auteur réel montre ici le bout de l’oreille : « Les critiques, surtout. Deux ou trois d’entre eux que j’ai essayé en vain de gagner, de convaincre. L’un surtout. Et cet autre, dont l’avis m’importe, qui a du prestige pour moi. Peine perdue. Et c’est bien le mot. J’en ai eu de la peine, oui. J’en ai toujours. » (p. 36). Ou encore : « Les critiques, pourtant … Il y en a deux ou trois, un surtout, un seul, que j’aimerais non pas séduire mais convaincre. Aucun d’entre eux et surtout pas lui ne me prennent au sérieux. » (p. 96)

Le thème du double. Notre vedette parle d’Harriet Pergoline comme d’une autre qu’elle. En réalité, c’est elle qui se dédouble en revêtant une autre personnalité quand elle s’affuble d’une perruque et de lunettes noires pour courir après les hommes. Et si elle dit : « Mon double incognito : Madame Pergoline et l’auteur de ce livre » (p. 63), c’est pour désigner à la fois son dédoublement et l’attelage qu’elle forme avec « son » écrivain.

Variations sur la renommée, la gloire, l’image et la réalité … « Drôle de gloire qui s’efface dès que l’on n’est plus vue » (p. 26). « La télévision est une passoire, c’est ce que signifie : passer à la télévision » (p. 31).

On retrouve des affirmations entendues ailleurs dans l’œuvre de Claude Mauriac. Nous avons vu le fauteuil vert, mis ici en contraste avec le fauteuil rouge, et qui a son modèle réel chez l’écrivain. Mais voici que l’héroïne parle de sa maison de campagne, « maison de mon enfance, ma campagne, mon absurde, ma merveilleuse campagne » (p. 89), avec son tulipier (p. 89-90) et les vols noirs de corbeaux (p. 88-89). Et nous ne pouvons nous empêcher de penser à la maison rose de Vémars. Enfin elle évoque son père et c’est Claude Mauriac que nous entendons : « Il avait compris que mon seul, mon grand amour, avait été mon père » (p. 85). Et cette longue séquence qui fait écho au Temps immobile : « Mon père est mort. Hors du temps. Il n’y a pas de temps pour un tel arrachement. De cela, je ne peux parler ni ici, ni ailleurs. Pas même dans la plus intime de mes notes. Nous nous parlions peu, nous ne nous parlions pas, il ne disait rien, moi non plus, ou presque rien, si peu que rien. Dans ce livre composé avec minutie, il devrait y avoir, ici, comme dans chacun de ses autres chapitres, une conversation. Entre lui et moi. Vivant ? Mort ? Ces questions n’ont pas de sens. Vivant, je ne cessais avec effroi de le voir mort. Mort, il n’a cessé d’être vivant en moi. Je lui parle en silence. Il ne me répond pas. Je pourrais le forcer, ici, à me répondre. La littérature a tous les pouvoirs » (p. 92).

La quatrième partie du livre s’intitule « L’ange ». L’héroïne évoque son ange gardien dont la présence l’apaise. « Le jour de mon départ en vacances, mon ange était assis dans le fauteuil rouge. Il m’a bénie et je suis partie, heureuse, en oubliant de lui dire merci » (p. 86). Et passant à la ligne : « Je ne le sais que d’aujourd’hui mais je l’ai toujours su. Je ne sais d’où je le sais mais je le sais : mon ange gardien ne m’a jamais quittée » (p. 87). Cet ange ouvre la porte de l’invisible (qui est aussi l’indicible), de sorte que ce mince volume mérite d’entrer dans la série de ses romans que Claude Mauriac a coiffée du titre général : Les Infiltrations de l’invisible. Je plaide pour qu’on l’introduise à cette place dans sa bibliographie.

 

J’ajoute qu’on peut aisément se le procurer. Patrick Chartrain, le webmaster efficace de ce site, l’a commandé à son libraire et aussitôt obtenu. Alors bonne chance aux aficionados de Claude Mauriac ! Et bonne chasse ! Et bonne lecture dans leur fauteuil rouge, ou vert, ou multicolore !

Jean Allemand

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