Claude  Mauriac
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 Jean Allemand : «

 

INTRODUCTION : LE TEMPS IMMOBILE

 

Je rappelle brièvement ce qu’est Le Temps immobile de Claude Mauriac.

Lui-même – tardivement il est vrai et sur une incitation extérieure – s’est approprié la déclaration fameuse de Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple… » Mais le mieux c’est que je vous lise le texte de Claude Mauriac (Goupillières, vendredi 2 avril 1982) : « Je ne sais plus quel critique citait, à propos de Radio Nuit et comme si je n’avais jamais eu l’audace de m’y référer personnellement, la première phrase des Confessions. Et voici qu’en toute lucidité (pour ne pas dire humilité !) je la fais mienne. Non pas la seconde, je n’ai jamais prétendu être le seul à me montrer à mes semblables dans toute la vérité de la nature, mais la première : Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, je supprime et dont l’exécution n’aura point d’imitateur (car il est possible qu’elle en ait). L’entreprise du Temps immobile, c’est un fait, n’eut jamais d’exemple. Qu’elle soit ou non réussie est une autre affaire … »

En quoi cette entreprise n’eut-elle jamais d’exemple ? Par la technique employée.

 

La technique

Il faut donc commencer par là. Au lieu de publier son Journal de manière chronologique, comme font tous les diaristes, Claude Mauriac décide de l’utiliser comme une carrière où puiser des matériaux pour construire une œuvre nouvelle. Et lui, critique de cinéma, il a cette idée simple et géniale de faire un montage cinématographique. Je viens d’utiliser les deux images qu’il emploie lui-même le plus souvent, parmi beaucoup d’autres : Le Temps immobile est un film ; c’est un édifice.

Voici pour le film : « Nouvelle nuit d’absurde, méticuleux, exténuant, insensé travail sur des pages rêvées, vainement insérées dans un manuscrit imaginaire. […] Mais j’ai fait un film, ce film, le grand film du Temps immobile, dont voici les premiers épisodes… » (18 août 1973) (Ti 1, 119). Et encore : « … ce que je monte, au sens cinématographique du mot, ce ne sont plus des textes inventés ou historiques, mais de petits fragments de temps pur empruntés à ma vie même, grâce au long journal où je les ai recueillis… » (20 avril 1972) (Ti 1, 145-146) « Un film, oui, comme mes romans : bouts que je coupe et colle. Montage de textes… » (19 juillet 1973) (Ti 1, 116).

Et voici pour l’édifice : « Édifice (livre), construit avec de petits blocs de temps » (3 novembre 1968) (Ti 1, 112). Ou encore : « Suite de salons immenses, de chambres, de bureaux, de pièces petites ou grandes de toutes sortes, dont l’agencement compose l’édifice du Temps immobile, où l’on ne cesse de se perdre et de se retrouver… » (16 novembre 1980, Ti 7, 384).

 

Le projet

Pour quel projet ? Je garde cette image de l’édifice pour essayer de décrire le projet de Claude Mauriac. Je vois à ce monument du Temps immobile trois fonctions – qui d’ailleurs communiquent ou se superposent ou s’imbriquent les unes dans les autres.

1) Une maison d’habitation (une salle de séjour) : Le Temps immobile est une autobiographie, à la fois ordinaire (Claude Mauriac raconte sa vie), et tout à fait originale car ce n’est pas une reconstruction par le souvenir – avec toutes les déformations que cela implique – mais une construction avec des textes datés, ceux du Journal (ce que Claude Mauriac a fait, entendu, dit, ressenti, pensé à telle date précise du passé).

2) Un mausolée (ou une chapelle comme celle de Truffaut dans son film : La Chambre verte) élevé à la mémoire des êtres chers – Bertrand Gay-Lussac, son cousin tant aimé, mort à 14 ans, son père François Mauriac présent à toutes les pages – mais aussi à la mémoire de ses grands hommes : De Gaulle et Malraux, Gide, Cocteau, Foucault et beaucoup d’autres.

3) Un temple dédié au temps (Valéry : « Temple du temps qu’un seul soupir résume / À ce point pur je monte et m'accoutume… »).

Il importe d’y insister. Voici ce que dit Claude Mauriac lui-même : « J’ai donc repris depuis quelques jours Le Temps immobile […] pure réflexion sur le temps pur, épuration des impurs matériaux dont je dispose, recherche quasi alchimique où mon seul espoir est de trouver au fond du creuset, après des années et des années de travail, quelques grains de ce dont la nature est d’être immatériel, impalpable, évanescent, le temps, le temps, le temps pur. » (23 avril 1972) (Ti 1, 146-147).

C’est ce projet plus secret (ce temple est une crypte, un secret à décrypter), me semble-t-il, qui a commandé la méthode. La maison d’habitation et le mausolée eussent été aussi impressionnants, peut-être, si Claude Mauriac avait publié son Journal dans l’ordre chronologique. C’est mon sentiment. Il n’en est pas de même pour ce qui est du temps – et de la perception du temps qu’a Claude Mauriac, qu’il essaie de se préciser à lui-même et de faire saisir par ses lecteurs. Claude Mauriac citant Sartre nous prévient : « une technique autobiographique renvoie toujours à la métaphysique de l’autobiographie ».

Métaphysique est sans doute un bien grand mot. J’ai parlé de perception du temps et non de conception du temps. Claude Mauriac n’a pas mené une réflexion méthodique sur le temps – pour quoi il avoue lui-même qu’il n’était pas outillé. Mais il a multiplié à la fois les réflexions sur le temps et les procédés pour faire percevoir ce que lui-même percevait et qu’il a résumé dans le titre de sa grande œuvre : Le Temps immobile. Il confie lui-même : « Marie-Claude me signalait ce matin un article où il était parlé de l’immobilité du temps. Je lui répondais que la formule, paradoxale, allait de soi, qu’elle avait dû être déjà employée dans le passé et que ce n’était pas cela l’important, mais l’intuition d’où était née pour moi ce qui devenait de plus en plus non pas une “œuvre” littéraire, mais une expérience existentielle. » (13 novembre 1976) (EP 88).

Que renferme cette expérience ? « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le flux du temps mais ma permanence dans le temps, lui-même frappé par cela, en quelque sorte, si paradoxal que cela puisse paraître, d’immobilité. » (5 février 1976) (EP 102-103).

Le temps comme masse indifférenciée : « Le temps a perdu pour moi ses repères depuis la Libération, c’est-à-dire depuis que j’ai trente ans… » (21 avril 1972 – il a 58 ans) (Ti 1, 67).

La permanence du moi : « Sensation de vertige : la permanence de notre personnalité, avec ses points fixes, toujours les mêmes, nie le temps, qui lui-même nous nie… » (17 octobre 57) (Ti 1, 29). Ou encore : « Du temps qui a passé, je n’ai qu’une impression abstraite, une pure connaissance extérieure : rien n’a changé, quant à l’essentiel, en moi et hors de moi… » (23 mai 1953) (Ti 1, 66). Ou encore : « Le peu, le rien que j’étais en 1941, je le suis en 1963. Comme si j’étais fait d’un alliage si dur que le courant puissant des années se brisait sur moi, m’usant à la longue, certes, mais sans que cette érosion atteigne aussi peu que ce soit ce cœur de moi-même où je me reconnais… » (8 octobre 1963) (Ti 1, 106-107).

La permanence des choses : « Temps immobile dans l’église de Vémars… » (21 juillet 1963) (Ti 1, 105). « Nous revenons par Vémars. Je songe à tant de retours de chasse semblables, par les mêmes routes, autrefois. Vémars, atteint par un chemin inhabituel (la route de Plailly) m’apparaît tel que je ne le vois plus et que je l’ai pourtant toujours vu : pas une maison en plus ni en moins depuis ma plus lointaine enfance. Maman, que je devais trouver auprès de grand-mère, m’assure qu’elle peut presque dire la même chose, rien n’ayant non plus changé dans le village depuis sa propre jeunesse. » (8 janvier 1955) (Ti 1, 151). « De jour en jour, de siècle en siècle, Paris continue, sans rupture… » (Ti 184). [ Là, CM prend le contrepied de Baudelaire : « La forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel »] [Taxis, baptisés P.V., que CM prenait à la porte de Saint-Cloud et qu’il retrouve dans Le Paysan parvenu de Restif de La Bretonne, au XVIIIe siècle.]

Les instants d’éternité (évoqué dans ce livre au titre paradoxal lui aussi : L’Éternité parfois) (étudié dans mon exposé au colloque de Nanterre, sous le titre rimbaldien : « Cette minute d’éveil », explicité par : « Les instants privilégiés dans Le Temps immobile »).

L’éternité elle-même qu’affirme le christianisme, à laquelle Claude Mauriac, qui admire la foi de son père, dit ne pas croire, mais dont il garde la nostalgie : « Ma conception du Temps immobile postule l’éternité, à laquelle je ne crois pas », écrit-il dans L’Éternité parfois (p. 13).

En fait, le temps immobile est un rempart élevé par l’esprit contre la mort – cette mort à la fois inacceptable et inéluctable (grand thème sous-jacent à toute l’œuvre).

 

 

LES ARCHIVES FAMILIALES DANS LE TEMPS IMMOBILE

 

1er novembre 1959, à Malagar. Claude Mauriac a l’idée d’un roman qui engloberait toute une famille sur plusieurs générations (les Mauriac – qu’il appellera les Carnéjoux, du nom d’un personnage du Dîner en ville), dans un même lieu (Malagar – qu’il nommera Valromé, du nom du proche château de Toulouse-Lautrec, ou Malromé, qui condense Malagar et Valromé). « Unité de lieu fixe. Unité de temps éclaté. » « … selon les années, coexisterait dans mon texte des Toussaint hivernales ou, comme celle-ci, glorieuses » (Ti 1, 532). Le lendemain il en parle avec son père ; ne pourraient-ils écrire ce roman à deux. Titre : La mort n’existe pas, par Claude et François Mauriac. Cette collaboration se révèle vite utopique. Le 3 novembre, il feuillette le Livre de raison de Malagar et divers vieux papiers. Il prend des notes. Son père lui dit : « Je te nomme archiviste de la famille. » Et le 4 novembre, son père lui confie un paquet de lettres, en disant : « Puisque je t’ai nommé archiviste de la famille », « me permettant de surcroît, ajoute Claude Mauriac, d’emporter tous les papiers que je veux » (Ti 1, 340). Le roman ne sera pas écrit. Mais ces archives (Livre de raison, correspondances) serviront pour le Temps immobile. Toutefois, c’est un autre document d’archive, que tous deux ignorent à cette date-là, qui apporte la contribution la plus importante à la grande œuvre : le Journal de Jean-Paul Mauriac (père de François Mauriac). Aussi je commence par lui.

 

Ma thèse est simple : Claude Mauriac utilise les archives familiales comme il utilise son Journal, comme un matériau pour la construction de son œuvre – et avec la même liberté. Les archives familiales sont comme un prolongement de son Journal.

Quelles archives ? J’ai retenu : les journaux de Jean-Paul Mauriac ; le Livre de raison de Malagar ; les correspondances familiales.

 

 

JOURNAUX DE JEAN-PAUL MAURIAC (1850-1887)

 

Journal de Londres (mercredi 18 octobre 1871-vendredi 29 décembre 1871)

Jean-Paul Mauriac fait un séjour linguistique dans une famille anglaise : « L’auteur de ces lignes. Étudiant l’anglais chez M. A. Lower Esq., Montpelier Road, Queen’s Road, Beckham, London S.E. » (il a 21 ans). 69 pages, 51 entrées.

Claude Mauriac n’a pas connu ce premier Journal de Jean-Paul Mauriac.

 

Journal 2 (samedi 13 septembre 1873-lundi 11 janvier 1875)

65 feuillets (130 pages), 139 entrées datées (mais sans doute un peu plus car, avec les feuillets arrachés (par qui ?), certaines dates d’entrée manquent).

Le Journal est écrit à Langon, résidence de la famille (cf. Génitrix), et à Bordeaux où l’amène son travail – et où la famille s’installe complètement en septembre 1874 (les 23 dernières entrées sont datées de Bordeaux) – mais aussi à Limoges (où il est venu assister son frère Louis, blessé et malade) du 5 janvier 1874 au 2 avril 1874 – et à Barèges et Biarritz où il est en vacances fin juillet-début août 1874.

Jean-Paul Mauriac, avec son frère Louis, travaille avec leur père Jacques Mauriac, au commerce de bois merrains.

Il parle de son travail, de ses rencontres, de ses sorties théâtrales, de ses lectures, avec des considérations politiques et philosophiques. Il est agnostique et porte un regard critique sur la religion.

C’est ce Journal que Claude Mauriac a eu entre les mains, nous allons voir dans quelles circonstances, et quel usage il en a fait, en ouvrant Le Temps immobile 1, première partie (« La Croix du Sud »).

Claude Mauriac a utilisé une dactylographie, mais plus tard – après la publication du premier volume du Temps immobile – il a pu voir et consulter l’original :

« Malagar, mercredi 11 septembre 1974. Saint-Symphorien, hier, après un de ces déjeuners dont les Guy Cazenave ont le secret […]. Nous sommes devant le chalet. Laure Rioux, que nous nous préparions à aller voir, arrive avec sa fille Hélène. De loin encore, elle me crie : Je t’ai apporté quelques chose. C’est le cahier original du Journal du grand-père. Un cahier vert, acheté chez un papetier de la rue Sainte-Catherine et payé 1 F 40. Les coins en sont écornés il est devenu trop mince pour la largeur de son dos. Par la suite je l’examinerai en détail. Il reste 128 pages couvertes (recto-verso) d’une sage écriture régulière. Les ratures et corrections sont peu nombreuses. Certains bas de pages ont été découpés à la main ; d’autres, au ciseau. Ici et là, il manque, coupée avec soin presque au ras du feuillet, une page ou plusieurs. Quatre à la suite, une seule fois, m’a-t-il semblé. Je vérifie trop vite, sur la table de la salle à manger […] » (Ti 2, 508).

 

Le Temps immobile 1, 1 (« La Croix du Sud ») (p. 39-50)

Cette première partie, Philippe Lejeune en a fait une étude génétique pour le colloque de Nanterre consacré à Claude Mauriac et publiée dans le Cahier Ritm n° 28 (2003). Je vais donc m’appuyer sur ses conclusions.

Il a décelé dans cette première partie trois séquences : l’ouverture vénitienne (9-18) ; les annonciations [de son avenir d’écrivain] (18-65) ; aux sources du Temps immobile : la préhistoire de l’œuvre (65-126).

La première apparition du Journal de Jean-Paul Mauriac a lieu au cours de la seconde séquence – comme une séquence au milieu de l’autre : nous allons l’examiner.

Je prends le texte de Claude Mauriac un peu avant l’apparition du Journal de Jean-Paul Mauriac, pour que nous fassions connaissance avec la méthode d’association de l’auteur – qui justifie la première conclusion de Philipe Lejeune : « La progression du texte est imprévisible : il n’y a pas narration d’une intrigue, ni raisonnement clairement annoncé ; il est donc impossible de prévoir, dans ce fouillis de bifurcations où l’on en sera dix pages plus loin ; […] en revanche il va se produire, au cours de la lecture, une sorte d’apprentissage, le lecteur identifie, puis s’habitue à des opérations. » (p. 58).

 

Claude Mauriac vient de rapporter la prophétie d’Augusto Federico Schmidt (homme d’affaires et poète brésilien) faite à Rio de Janeiro – d’où le titre de la partie : « La Croix du Sud » – et réitérée à Paris, en 1954) : qu’il ferait une œuvre. Il remonte dans le temps pour retrouver ses propres désirs d’écrire des romans. Ses premières tentatives. Les premiers encouragements. Il remonte de 1954 à 1938.

Vémars, Jeudi Saint, 14 avril 1938. Il lit l’Ulysse de Joyce qui lui donne des idées.

« J’ai continué à feuilleter l’Ulysse de James Joyce. Tentative ratée, mais passionnante… » (p. 36) Honnêteté et courage de Claude Mauriac : il n’hésite pas à publier des passages dont, postérieurement, il a honte à cause du fond, ou à cause de la forme. C’est sa « règle du jeu » : ne jamais retoucher ses textes ; en revanche il peut en couper une partie (à condition de ne pas en changer le sens), et surtout les commenter dans de nouveaux textes eux-mêmes datés. « Je ne corrige jamais, dit-il, si je coupe beaucoup » (22 avril 1982, Ti 7, p. 516).

Vémars, Vendredi Saint, 15 avril 1938. Le lendemain, il nous apprend que c’est Marc Chadourne qui l’a invité à lire Ulysse. Il commence son premier roman : Le Cœur battant (p. 37-38).

Paris, mardi 19 juin 1973. Retour au présent de la composition du Temps immobile. C’est pour revenir sur ce jugement de jeunesse qu’il renie : « … difficile […] de publier de telles pages… » (entrée écrite directement pour le Temps immobile, sans passer par le Journal).

Quelvezin (Carnac), lundi 16 juillet 1973. Un mois plus tard, toujours dans le présent de la composition du Temps immobile, il revient sur ses commentaires anciens de Joyce : « Dérisoires sont mes commentaires sur les prétendues insuffisances de Joyce et sur son “échec”. »

Argentières, mercredi 1er septembre 1937. Claude Mauriac remonte plus haut encore que 1938 : « J’ai l’idée d’un roman. Techniquement cela peut être intéressant […] ». Il évoque Huxley qu’il vient de lire (La Paix des profondeurs). Il donne à l’action du roman une date fictive : « Ainsi sous la date du 30 juillet 1932… ».

Paris, mardi 2 octobre 1973. Retour au présent de la composition du premier volume qu’il est train d’achever. Il écrit cette entrée directement pour le Temps immobile. Il rebondit sur Huxley – pour souligner qu’il l’a lu avant James Joyce. Puis sur la date fictive, écrite « par hasard » ; pourquoi ne pas aller voir dans ses agendas à cette date-là : 30 juillet 1932. D’où l’enchaînement :

Font-Romeu, samedi 30 juillet 1932. En vacances, il se promène avec son père. Puis il signale l’article de celui-ci : « L’Écho de Paris publie un épatant article de papa sur le bonheur et le plaisir. Ce sont les Édouard Bourdet qui y sont dépeints… » [Claude Mauriac qui est un homme bienveillant et ne veut peiner personne, coupe la fin de la phrase : « … méchamment car papa a une dent contre eux depuis son dernier séjour à Toulon ».] Alors Claude Mauriac va chercher cet article de son père, dont il cite les deux premiers paragraphes qui visent les Bourdet [cf. François Mauriac, Journal. Mémoires politiques, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008, p. 14]. Ce début d’article évoque la chasse à la palombe : « En octobre, dans mon pays landais, le chasseur de palombes prépare le “sol”… »

Et voilà le Journal de Jean-Paul Mauriac : Claude Mauriac enchaîne sur la chasse à la palombe, mais en… 1873.

Langon, vendredi 17 octobre 1873. « Une journée à la chasse aux palombes… » [texte complet]. Le lecteur attentif aux dates est déconcerté : d’où vient ce texte ? On vérifie ici une autre conclusion de Philippe Lejeune : des éléments sont introduits, dont l’explication ne viendra qu’après. Ce qui est le cas ici. À remarquer cette pierre au « temple du temps » : la permanence d’une pratique, ici la chasse à la palombe, c’est la démonstration du temps immobile.

Langon, vendredi 21 août 1874. Claude Mauriac poursuit par un autre extrait du Journal de Jean-Paul Mauriac [entrée intégrale] – choisi me semble-t-il à cause des réflexions sur la mort, grand thème sous-jacent du Temps immobile. Il y est question de la guerre en Espagne (guerre carliste), ce qui amène Claude Mauriac à citer un texte de François Mauriac sur la guerre en Espagne (celle de 1936).

Janvier 1938. [« Ville ouverte », Le Figaro, 2 février 1938, Journal. Mémoires politiques, p. 731 – coupures indiquées.]

Paris, lundi 10 septembre 1973. Retour au présent de la construction du Temps immobile.

Et voici l’explication attendue : les textes précédents viennent du Journal de Jean-Paul Mauriac, père de François Mauriac :

« Natalie me rapporte de Malagar, où maman le lui a confié pour moi, le Journal, retrouvé cette année [et dactylographié par ma cousine Colette : ajouté dans le Temps immobile], du père de mon père, Jean-Paul Mauriac. Ce père qu’il ne connut pas, dont il savait si peu de choses et parlait avec une telle tendresse. Aux livres de sa bibliothèque, il avait reconnu et salué en lui un être de cette espèce si rare dans son milieu : un intellectuel. »

Et voilà toute une chapelle ajoutée au Mausolée de François Mauriac : le Journal de son père, dont son fils va citer de nombreux extraits. Suite du Journal de Claude où se mêlent regrets et désir de réparation :

« Avec quelle émotion, quelle joie, François Mauriac aurait lu ce journal de Jean-Paul Mauriac. Mais il n’en connut jamais l’existence. Son frère Raymond qui en avait hérité l’avait-il oublié . Il y eut de toute façon un temps où ce Journal de leur père lui fut remis… » [Ces points de suspension indiquent une courte coupure, toujours la bienveillance de Claude Mauriac. On lit dans le manuscrit la fin de la phrase : « et il n’en dit rien à ses frères ».]

« Mes cousines [manuscrit : ses filles] l’ont découvert, recopié, et maman, à Malagar, en eut enfin un exemplaire. À jamais trop tard, à jamais. Cent ans ont passé, mais il n’est pas trop tard… »

Paris, jeudi 13 septembre 1973. Claude Mauriac attend trois jours (petit coup de pouce donné au « hasard objectif ») et peut alors écrire : « … cent ans, jour pour jour. Car le Journal de Jean-Paul Mauriac, alors âgé de vingt-trois ans, commence le samedi 13 septembre 1873 ».

Importance de ce saut de cent ans, non plus pour le Mausolée, mais pour le Temple du temps. Claude Mauriac agrandit si l’on peut dire son champ de manœuvre dans le temps : il disposait de quarante ans de Journal ; avec celui de son grand-père, il dispose d’un siècle. Dans tous les extraits qu’il va donner (nous en verrons quelques-uns), il y a toujours cette idée sous entendue : cette coutume qui n’a pas changée depuis cent ans démontre la réalité du « temps immobile ».

Et Claude va commencer ici un « montage parallèle » (terme cinématographique » qui est un des procédés fréquent dans sa grande œuvre. Le lien d’association se fait maintenant par les dates. Avec l’écart de cent ans.

Langon, samedi 13 septembre 1873. Claude Mauriac insère ici le début du Journal de Jean-Paul. [Texte complet.]

Paris, jeudi 13 septembre 1973. Suite du journal du 13 septembre 1973. Et voici le « hasard objectif » [que Claude Mauriac invoque souvent] :

« Que ce Journal de Jean-Paul Mauriac ait été remis à Claude Mauriac exactement cent ans après avoir été écrit est un des ces hasards objectifs – et le plus surprenant – qui donnent au Temps immobile, à mesure que je le compose (et qu’il se compose seul) de telles résonances. »

Langon , dimanche 14 septembre 1873. [Intégral.] [Le temps, mais au sens météorologique.]

Paris, vendredi 14 septembre 1973. [Suite du montage parallèle.]

Retour à son père (au Mausolée) : ce journal, signe venu de François Mauriac [attention aux signes : voir le titre du Ti 7 : Signes, rencontres et rendez-vous]. Claude Mauriac a coupé la fin de cette entrée. Elle montre bien pourtant l’importance de ce Journal de Jean-Paul Mauriac pour le Mausolée à François Mauriac et combien sa publication est réparation : « Tout se passe comme si, obscurément, quelqu’un (qui ?) avait craint que François Mauriac ne publie ces pages que Claude Mauriac se considère en droit de rendre publiques sans en référer à personne. »

Langon, lundi 15 septembre 1873. [Suite du montage parallèle, la fin de cette entrée du Journal de Jean-Paul a été arrachée.]

Paris, samedi 15 septembre 1973. [Suite du montage parallèle.] Le répertoire de la bibliothèque de Jean-Paul Mauriac (où est ce « cahier marron » ?). Claude Mauriac y relève la mention de la Revue des deux mondes – et de Musset (pour faire le lien avec la suite).

Langon, mercredi 17 septembre 1873. Jean-Paul lit Musset.

[Manuscrit : « … c’était Anna qui me portait la dépêche suivante : “De Clermont pour Langon. Mauriac. Serai gare Labastide demain 10 heures. Nicolet 11 heures. Repartirai pour Clermont samedi soir. Louis. Mauriac.” Je pars demain matin pour aller à sa rencontre à Bordeaux. » [Ici passage arraché dans le manuscrit, d’où incohérence.]

« Mais l’oncle Lapeyre … »]

[Claude Mauriac aurait pu continuer son montage parallèle et enchaîner sur Paris, 17 septembre 1973 – où il note dans son journal : « 17.9.73. Ces chiffres que je mets en haut des pages de mon Journal prennent tout leur sens maintenant qu’ils se rapportent aussi bien à 1873 qu’à 1973… »] Mais il décide de l’arrêter. Et comme il s’agit d’un apport au Mausolée de François Mauriac, il enchaîne par une citation de celui-ci, le début de Commencement d’une vie où François Mauriac parle de son père (Œuvres autobiographiques, Pléiade, p. 69-70) : « Je ne me suis jamais accoutumé à ce malheur de n’avoir pas connu mon père. » On y parle de la maison de Langon, devenue celle de Génitrix. Ce qui fournit le lien avec la suite.

Malagar, samedi 21 avril 1973. Visite à Langon de la maison de Génitrix.

Paris, dimanche 30 septembre 1973. Claude Mauriac décide d’abandonner cette « bifurcation » Et cette entrée, écrite directement pour Le Temps immobile, se termine par un vigoureux « Break ». Retour aux « annonciations » qui vont se conclure par la conviction de Claude Mauriac que l’œuvre qu’on lui annonçait, c’est la « grande œuvre » du Temps immobile à laquelle il va s’atteler : la troisième séquence de cette première partie va montrer la germination de l’idée et les tâtonnements de la réalisation.

Reste une question : pourquoi Claude Mauriac a-t-il introduit le Journal de Jean-Paul Mauriac dans cette séquence « annonciations » ? Il me semble pouvoir dire : parce qu’il a vu en lui un précurseur familial de l’écriture autobiographique, par la tenue de ce Journal qui préfigure le sien.

 

Il n’est pas question de commenter toutes les introductions du Journal de Jean-Paul Mauriac dans Le Temps immobile. Je rappelle qu’il y en a plus d’une quarantaine (voir liste en annexe). Quelques mots pourtant de quelques-unes.

 

Séquence du « sirop d’orgeat » (Temps immobile 1, 119-121)

Le 15 août 1874, Jean-Paul et un groupe d’amis se rendent à pied de Verdelais à Malagar par une journée de grosse chaleur. Ils ont soif. Jean-Paul a oublié la clé de la maison : il grimpe sur la véranda et entre par une lucarne. « Et nous avons bu… bu de la bière, de l’orgeat, de la chartreuse, du cognac, du curaçao, de l’eau de noix… »

Claude Mauriac commente, à Malagar, le 2 novembre 1973 : « … de l’eau de noix, de l’orgeat tant aimés par son fils, par mon père, et dont il se trouvait encore, il n’y a pas longtemps, des bouteilles, peut-être dans le même placard de la salle à manger… Je suis tout de même descendu pour vérifier. La bouteille d’orgeat est là, à demi pleine… »

Et il introduit des entrées de juillet 1960 (le Mas, Camp-Long). 17 juillet : « Marie-Claude vient de nous apporter le sirop d’orgeat, si cher à papa, qui me dit en goûtant une première gorgée : Je bois la salle à manger de mes grands-parents, à Langon, à quatre heures… » Et le 18 juillet : « Nouvelle cérémonie de l’orgeat. »

Permanence d’un rite = immobilité du temps. Présence de François Mauriac = pierre au Mausolée (qui, bien sûr, contient une petite chapelle pour Jean-Paul).

Claude Mauriac enchaîne sur une autre coutume, fêter l’anniversaire (avec une bougie supplémentaire pour l’année qui commence).  Jean-Paul Mauriac, Langon, le 22 mai 1874 : « Aujourd’hui j’ai vingt-quatre ans. J’entre dans ma vingt-cinquième année. » Claude Mauriac, le 24 avril 1938 : « Grand-mère souhaita un jour d’avance, à cause de mon départ, mes vingt-quatre ans, avec la solennité habituelle. J’eus mes vingt-cinq bougies, comme lorsque, à sept ans, j’allumais ma huitième année… »

 

Même déroulement et même signification pour la séquence des souvenirs d’enfance (Temps immobile 1, p. 201-204), pour la séquence Bazaine (Temps immobile 1, p. 213-214), pour la séquence de Noël (Temps immobile 1, p. 331), pour la séquence de la chasse aux culs blancs (Temps immobile 2, p. 206), etc.

 

Dans Le Temps immobile 1, p. 333-337, sept entrées du Journal de Jean-Paul Mauriac (octobre 1873) – sur lesquelles Claude Mauriac enchaîne : « Paris, dimanche 21 octobre 1973. En passant tout naturellement, sans changer de caractères typographiques, ni mettre de guillemets, du Journal de Jean-Paul Mauriac (octobre 1873) au mien (octobre 1973), j’applique sans en avoir d’abord pris conscience, l’idée de roman que j’avais eue à Megève, le 19 août 1962, et que je croyais abandonnée : “Ce que je voudrais rendre, voyez-vous, c’est la vie de plusieurs générations de Carnéjoux…” (“… de Mauriac…”) “s’enchaînant dans une continuité…” Idée à laquelle François Mauriac, mon père, ne croyait pas, et que Jean-Paul Mauriac, son père, me permet de réaliser partiellement aujourd’hui. » (Claude Mauriac oublie qu’il a déjà eu cette idée en novembre 1959).

 

Dans Le Temps immobile 7, p. 136, journal de Jean-Paul Mauriac : Bordeaux, jeudi 18 juin 1874 [partiel] : « La Maison Mauriac et Fils est arrivée ce soir à Bordeaux […] ». (Le Ti 9 s’intitulera : Mauriac et fils.)

 

Et la grande entreprise du Temps immobile se clôt sur une entrée du Journal de Jean-Paul Mauriac (Temps immobile 10, p. 494-495) : Langon, samedi 6 décembre 1873 (déjà cité , Ti 1, p. 337) : « Le vieux Charlot, le bouvier de Malagare est mort. Nous en parlions ce soir à souper. “Le pauvre homme”, a dit Clara, lui qui venait quelquefois nous voir à la cuisine – il ne viendra plus ! – Non, a dit papa, c’est nous qui irons le voir. »

 

LE LIVRE DE RAISON DE MALAGAR

Ce Livre de raison se trouve à la bibliothèque de Bordeaux (MS 2168).

Il suit les 135 folios du vieux « Livre de compte ».

En tête de la copie que j’ai pu consulter : « Transcription dactylographiée de la partie écrite par F. Mauriac nommé “Livre de raison”. Ce manuscrit a été rédigé de 1936 à 1968 et il occupe la fin du “Livre des comptes du Domaine de Malagarre”. Il n’y a pas de pagination. Cette transcription a été réalisée à partir du manuscrit conservé à la Bibliothèque de Bordeaux. Malagar, le 7 juillet 1995. »

Et à la fin : « Cette retranscription a suivi les règles de paléographie et a respecté dans la mesure du possible la ponctuation et la mise en page choisies par F.M. »

Claude Mauriac , lui, a utilisé le manuscrit.

Il compte 38 pages et 101 entrées. Francois Mauriac note événements grands et petits, travail en cours, visite, météo, état de la vigne, qualité et vente de la récolte…

De ces 101 entrées, Claude Mauriac n’en a utilisé que 8 (dont 2 à deux reprises). Elles tendent toutes à construire le Mausolée à François Mauriac (mais le temps y apparaît en filigrane).

(On pourra consulter l’album : Mauriac. Malagar, Centre François Mauriac de Malagar, éd. Confluences, septembre 1997 – qui contient tout un chapitre sur le Livre de raison avec de beaux fac-similés.)

 

Dans le premier volume du Temps immobile, nous trouvons cette entrée du 3 novembre 1959 dont j’ai déjà parlé, où François Mauriac nomme Claude « archiviste de la famille ». Claude lit par-dessus l’épaule de son père ce Livre de raison que celui-ci feuillette, il en saisit au vol des fragments qui font apparaître cinq générations de Mauriac :

– Jacques et Jean-Paul Mauriac : « Il [François Mauriac] me montre cette note de 1887 “44e année”, année de la mort de son père [Jean-Paul Mauriac]. Et le père de son père [Jacques] notait (“c’était sa façon à lui d’exprimer son chagrin”) : Le déficit continue. Il serait sage de donner la propriété à quelqu’un qui vaudrait de la cultiver au lieu de la laisser en friche. Je vais essayer de réduire mes frais d’abord, puis de renouveler peu à peu mes vignes phylloxérées, et si je n’arrive pas à couvrir mes frais, je l’abandonnerai à un métayer qui me donnera ce qu’il voudra. » (p. 538) [Seule citation du Cahier de compte de Malagarre qui précède le Livre de raison.]

– François Mauriac : « Tandis qu’il [François Mauriac] écrivait, je lisais en haut de la page cette note récente qui me serra le cœur : Anniversaire de mes 74 ans. Paix intérieure en dépit de ce qui approche. » (p. 538)

– Claude Mauriac : « Il [François Mauriac] feuilleta devant moi ce livre de famille vénérable. Dans la dernière partie, je voyais ici et là, avec émotion et gêne, mon nom (“1er août 1949. Claude est venu passer dix jours avec moi. Il arrivait de Biarritz. Sa présence m’a remis en selle” » (p. 538) [En réalité, il s’agit du 18 août – Claude Mauriac a coupé trois lignes.]

– Enfin Gérard Mauriac : « [je voyais ici et là… ] ou celui de mon fils. (“19 août 1953. Gérard Mauriac, fils de Claude est venu à l’âge de quinze mois. Premier Mauriac (et unique) de cette génération. Grande joie de l’avoir ici. 68 ans” » [Là encore erreur de date : il s’agit du 19 octobre 1953. François Mauriac a eu 68 ans le 11 octobre.]

 

Dans le second volume du Temps immobile, la dernière entrée du Livre de raison, pathétique parce qu’elle signe le dernier séjour de François Mauriac à Malagar. Nous sommes dans la dernière partie du volume, intitulée « Le plus beau jour des jours de Pâques ».

Journal de Claude : Malagar, mardi 16 avril 1968. Il résume le séjour (4 avril-16 avril) fait à Malagar. Il note que son père n’a même pas dit : « C’est le plus beau jour des jours de Pâques. » [vers de Francis Jammes que François Mauriac citait toujours les années précédentes pour le confirmer ou l’infirmer]. Puis Claude Mauriac enchaîne sur le mois de septembre 1968. Il écrit (p. 482-483) : « Dernière page, écrite par François Mauriac, du Livre de raison de Malagar, où il ne devait plus jamais revenir », [et il cite] : 30 septembre 1968 : « Nous rentrons demain, bien avant la date prévue, dégoûtés de la campagne pluvieuse et triste… » [4 lignes coupées à la fin, qui ramenaient au sujet habituel du Cahier de compte.]

Ce texte sera repris, mais en amorce seulement, dans le Ti 4 : La Terrasse de Malagar, où il s’imposait, avec renvoi au Ti 2 [en fait, par erreur, au Ti 1 – erreur corrigée dans l’édition du Livre de Poche].

 

 

LES CORRESPONDANCES FAMILIALES

 

Troisième groupe d’archives : les correspondances familiales. Il y a de nombreuses citations de lettres familiales dans Le Temps immobile (voir liste en annexe). Pas question de les passer toutes en revue. Simplement deux remarques générales.

La première, c’est que ces citations contribuent dans l’ensemble à la construction du Mausolée en hommage à François Mauriac : la plus grande partie de la correspondance citée est l’échange de lettres entre Claude Mauriac et son père. Mais également au Mausolée à la mémoire de Bertrand Gay-Lussac qui tient une telle place dans Le Temps immobile : dans le dernier volume, et quasiment en ouverture, Claude Mauriac introduit ses lettres de 1928 (au nombre de 6) qui ont précédé et suivi la mort de son jeune cousin tant aimé, qui a succombé à une mastoïdite le 23 juillet de cette année-là, à l’âge de 14 ans.

La seconde remarque, c’est que l’utilisation de la correspondance apporte de l’eau à mon moulin et vient confirmer ma thèse de départ : les archives familiales comme prolongement et annexe du Journal. Dans un cas, en effet, Claude Mauriac a introduit purement et simplement ses lettres dans son Journal. Nous sommes en novembre et décembre 1940. La famille François Mauriac est réfugiée à Malagar, à cette époque inhabituelle de l’année, en raison des circonstances : la défaite et l’Occupation. Claude est envoyé en éclaireur à Paris pour voir si les conditions de vie dans la capitale permettraient à ses parents d’y rentrer eux-mêmes – en même temps que lui se chercherait un travail. De Paris, Claude écrit 8 longues lettres à ses parents où il rend compte des conditions matérielles et de l’atmosphère de Paris, de ses rencontres, de ses recherches, des rumeurs qui circulent (lettres des 22, 24, 29, 30 novembre et 3 (deux lettres le même jour), 5 et 8 décembre 1940. Comme il n’a pas eu le temps ou la volonté d’écrire son Journal durant cette période, il décide par la suite d’y insérer ses huit lettres comme étant son Journal d’alors. Et, en effet, lorsqu’on les lit, elles ont l’allure d’un Journal.

Il en a cité une, intégralement, dans Le Temps immobile 2 (p. 30-34), relatant sa rencontre avec Gaston Bergery. Une autre est introduite dans un « satellite » du Temps immobile (j’appelle satellite, un livre construit avec la même technique, au moins ébauchée, que Le Temps immobile, mais ne faisant pas partie de la série des gros volumes portant ce titre). Il s’agit ici d’Une amitié contrariée, livre consacré à Cocteau, où il relate, évidemment, sa rencontre de Cocteau le 8 décembre 1940 (p. 37-39) (ce n’est qu’une partie de la lettre).

 

Pour terminer cet exposé un peu austère, sourions un peu. Et pour cela, raclons avec Claude Mauriac les fonds de tiroirs : ce sont aussi des archives familiales. À Malagar on jouait aux bouts-rimés : quelqu’un proposait des rimes et les participants devaient improviser des vers avec ces rimes. Claude Mauriac en cite deux de François Mauriac (Ti 7, p. 90).

« Saint-Symphorien, vendredi 7 octobre 1932. Trouvé dans un tiroir ces bouts-rimés de la main de papa : Firmament-excrément, poète-diabète.

Telle était sa douceur qu’il prit le diabète
Exprès, afin que soient sucrés ses excréments
Qu’il déposait le soir (car il était poète)
Comme des encensoirs face au noir firmament.

Saint-Symphorien, dimanche 9 octobre 1932. Exhumé d’un vieux tiroir cet ancien bout-rimé de la main de papa, au milieu d’un tas d’autres des membres de la famille : Motte-côte, nature-couverture

Pour ne pas avoir froid, étendu sur ces mottes
Tes jambes me servaient de chaude couverture
Je te grattais la tête et tu comptais mes côtes
C’était notre façon d’admirer la nature. »

Annexes : Le journal de Jean-Paul Mauriac, le Livre de raison de Malagar et la Correspondance familiale dans Le Temps immobile

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