Claude  Mauriac
Accueil Plan du site Biographie Journal Plongées Le Temps immobile Le Temps accompli
Romans Théâtre Essais Cinéma Articles et entretiens Liens
Fonds BnF Textes de Claude Mauriac Bibliographie critique Textes sur Claude Mauriac
 Jean Allemand : «

 

Les spécialistes du journal intime s’accordent à reconnaître la nouveauté de l’entreprise de Claude Mauriac : à partir d’un Journal tenu depuis l’âge de seize ans, construire une œuvre nouvelle par le procédé du montage. Les éléments datés sont rapprochés selon des visées particulières et variées : autour d’un événement, d’un personnage, d’un lieu… Il était intéressant de surprendre l’auteur dans son travail de création et d’entrebâiller la porte du laboratoire du Temps immobile. Pour le faire, emboîtons le pas à Claude Mauriac lorsqu’il s’assied à sa « table de montage », le dimanche 29 juin 1980. Il poursuit ce jour-là la construction du Temps immobile 6 : Les rires des pères dans les yeux des enfants (p. 350-356).

Assis à son bureau, il reprend ses « voyages immobiles » (p. 350) dans le temps. Pour s’échauffer et pour faire la soudure avec les pages précédentes, il rédige directement pour l’œuvre en cours un premier texte. Partant de l’extrait du Journal du 12 octobre 1970, monté quelques jours plus tôt, où il évoquait le 12 octobre 1930 (déjà cité dans le Ti 1, p. 470-473, sur Bertrand), il reprend son « vieil agenda gris » (p. 350) pour regarder la suite : « Après quoi vient ceci… à la date du 15 octobre 1930. […] » (p. 351). Il l’introduit dans son montage.

C’est la rentrée scolaire. Il a seize ans. Ses résultats au lycée Janson de Sailly sont médiocres. Pour lui donner quelque chance de réussir son baccalauréat, ses parents ont décidé de l’inscrire dans un cours privé : ce sera le Cours Chauvot. Grande nouveauté par rapport au lycée : il y a des jeunes filles. « Il y en a une […] qui est charmante » (p. 351). Et l’auteur enchaîne sur l’entrée du 16 octobre 1930. En voici le texte original :

16 octobre 1930. Paris. Promenade avec Neuburger.
Je dors très mal au cagibi dans un lit qui sent le camphre. J’ai un rêve étrange : Je rêve toute la nuit des jeunes filles de notre classe (Melle Duthenhofer). Je pense à ce que l’oncle Roger m’a dit à Taussat au mois d’août ! Hum ! hum ! Matinée avec Physique, Géographie et Latin. J’ai un peu le cafard. En sortant je vais avec Guy commander des cartes de visite pour l’Ingénu. Après le déjeuner je vais chez Neuburger puis nous allons nous promener au bois. À 2 h ½ je rentre et je travaille jusqu’au dîner. Papa me corrige un thème.
Rêverai-je encore ?
Je ne sais plus quel membre de ma famille disait un jour cet été : « C’est bien de faire son journal mais quand on grandit on n’ose pas l’écrire. » Et bien moi j’oserai. 

Comme il le fait à l’occasion pour ses journaux de jeunesse, Claude Mauriac corrige légèrement son texte. Il avait écrit : « Je rêve toute la nuit des jeunes filles de notre classe (Melle Duthenhofer) ». Cela devient : « J’ai rêvé toute la nuit d’une des jeunes filles de notre classe (Melle Duthenhofer) ». Ce qui est plus juste. Puis il coupe largement dans son texte et fait sauter six phrases. Coupure indiquée dans Le Temps immobile 6 par (…) (p. 351). Cette suppression a l’avantage d’alléger un texte assez banal (apparemment), mais surtout de rapprocher deux phrases qui se répondent et que ces notations séparaient : « J’ai rêvé toute la nuit d’une des jeunes filles de notre classe (Melle Duthenhofer). Je pense à ce qu’oncle Roger m’a dit à Taussat au mois d’août. Hum ! hum ! (…) Rêverai-je encore ? » Voilà. Le texte est prêt et prend place dans l’œuvre, où nous le lisons :

Jeudi 16 octobre 1930.
Je dors très mal au Cagibi dans un lit qui sent le camphre. J’ai un rêve étrange. J’ai rêvé toute la nuit d’une des jeunes filles de notre classe (Melle Duthenhofer). Je pense à ce qu’oncle Roger m’a dit à Taussat au mois d’août. Hum ! hum ! (…) Rêverai-je encore ?
Je ne sais plus quel membre de ma famille disait un jour de cet été : « C’est très bien de faire son journal, mais quand on grandit, on n’ose pas l’écrire. » Eh bien, moi, j’oserai.

Est-ce tout ? Non car l’auteur du Temps immobile est d’abord l’auteur du Journal. Claude Mauriac a écrit à maintes reprises dans son œuvre que n’importe qui, disposant de son journal, aurait pu faire à sa place ce montage – ou un autre. Un autre certainement. Celui-là, non. Qui en effet aurait pu savoir, à part lui, ce que recélait une des phrases apparemment anodine qu’il vient de couper ? Un indice aurait peut-être pu alerter le lecteur. Le jeune Claude a coutume, dans ses agendas, de signaler en tête de page, en quelques mots, le fait saillant de la journée. En général il ne reproduit pas cet en-tête dans son Temps immobile (Voir une exception, le jour suivant : « Vendredi 17 octobre 1930. [en-tête] Elle. [puis à la ligne] Non, je n’ai pas rêvé, etc. »). Or en tête du 16 octobre, il a mis : « Promenade avec Neuberger ». Voilà donc le grand événement de la journée. Malgré cette piste quel lecteur aurait pu déchiffrer la révélation à la fois notée et voilée. Seul l’auteur du journal le pouvait. Il va donc s’employer à la dévoiler. Et, toujours ce dimanche 29 juin 1980, encore une fois directement pour Le Temps immobile, il rédige le journal de ce dévoilement. Le ton lyrique marque bien l’importance que cette révélation eut pour lui (pp. 351-352) :

Paris, dimanche 29 juin 1980.
« Inoubliable jour, nuit inoubliable où j’ai, pour la première fois, éprouvé en moi le ruissellement de l’amour… Je me souviens, de nouveau, soudain que j’ai autrefois noté que c’était au bois de Boulogne que je fis cette découverte. Il me faut donc rétablir la partie de ce journal du 16 octobre 1930 que j’avais crue inintéressante et que j’avais coupée. Cette promenade au Bois s’y trouve indiquée. Je connais donc l’heure, le jour et l’année de cet éblouissement.

Il peut maintenant réintroduire les lignes coupées. La phrase centrale prend alors tout son éclat… éblouissant (p. 352) :

Jeudi, 16 octobre 1930.
Matinée avec physique, géographie, latin. J’ai un peu le cafard. En sortant, je vais avec Guy commander des cartes de visite pour l’Ingénu. Après déjeuner je vais chez Neuberger, puis nous allons nous promener au Bois. À trois heures et demie je rentre et je travaille jusqu’au dîner. Papa me corrige un thème. Rêverai-je encore ?

Ce 16 octobre 1930, l’adolescent Claude a découvert « l’éblouissement » (p. 352) de l’amour, à la fois charnel et spirituel. Claude Mauriac va-t-il clore ainsi cette séquence ? Pas encore, car il se souvient qu’il a orchestré cette « révélation » dans son œuvre romanesque, plus précisément dans Toutes les femmes sont fatales. Il part à la recherche de ce passage. Et il rédige, toujours en ce dimanche 29 juin 1980 et toujours directement pour Le Temps immobile, le journal de cette recherche, plus longue qu’il ne le prévoyait. Il relève au passage, le portrait de Lucette [« il faut lire Marcelle »] (p. 50). Puis ce rappel (p. 206) : « l’un des leitmotiv de ma vie (et peut-être de ce roman) » : « Bois de Boulogne transfiguré. Naissance de l’amour. » « Et voici enfin, p. 246-247, et je lis à livre ouvert en moi avant même d’avoir relu dans les Femmes fatales pour le monter ici  » (et il faut le citer comme lui in extenso, pp. 353-354) :

La merveille de l’enfance, à laquelle je pense avec nostalgie dans le monde sans surprise où je vis mon âge d’homme, était qu’il pouvait chaque jour m’arriver quelque chose d’imprévisible et de nouveau. Suite ininterrompue de prodiges qui aboutirent, vers la quinzième année, à un dernier miracle. Je peux préciser la date et même la minute présente auxquelles me fut découvert l’amour. Amour qui s’était, sans que je le sache, arrêté sur une jeune fille rencontrée deux jours auparavant (Lucette, je n’oublierai jamais ton nom ni ton visage de chat), mais si fortuitement que, moins d’une semaine après, c’est à Pascale Bressac, ma roussette, qu’il devait déjà s’appliquer, l’essentiel étant moins d’aimer tel être de préférence à tel autre que de recevoir le don de l’amour.
Tout se passe au Bois de Boulogne, une matinée d’automne que je n’oublierai plus. Je suis avec Thomas mais je ne le vois pas, regardant, sans penser à rien qu’à l’insolite légèreté de mon cœur, la cime des arbres découper leurs branches presque nues sur un ciel de nuages. Soudain, il se fait un vide. L’amour, comme une eau abondante et calme, m’engloutit. L’univers change. Une lumière venue d’ailleurs illumine le bois transfiguré. Les arbres dénudés me semblent plus somptueux qu’aux heures de l’été. Si étonnante que soit la modification qui recolore le monde, ce renouvellement n’est rien à côté de celui dont je suis moi-même, à ce moment, l’objet. En cette minute où je cesse d’être un enfant, je suis solennellement initié au dernier secret qu’il me sera peut-être donné de connaître avant celui de la mort. De tous mes souvenirs d’amour, celui du Bois de Boulogne m’est le plus cher parce qu’il est le premier. Malgré sa chasteté, il ne m’apparaît pas moins érotique. Aussi bien, ce matin de ma première jeunesse, près du lac, avais-je déjà fait l’amour. C’était, par le truchement des arbres, des nuages, de la lumière, avec la femme éternelle dont la forme venait de se creuser en moi, prête à recevoir celle qui viendrait la première s’y coucher et que comblait, en attendant, l’existence enfin aimée d’un amour charnel.

Nouveau commentaire du dimanche 29 juin 1980 sur « la naissance, la composition de cette séquence » (p. 354) et de la part de « hasard » (p. 350) qu’elle comporte. Puis enchaînement sur le « journal du lendemain » (le lendemain du 16 octobre 1930). Il la retrouve, « Elle », Marcelle Duthenhofer, la Lucette du roman, s’aperçoit de leur divergence de goûts et s’interroge sur la durée de cet amour : « L’Amour – éphémère, je le jurerais – m’a pris […] » Commentaire du 29 juin 1980 : « Passager, éphémère, ah ! certes, oui, puisque peu de semaines sinon de jours après, c’était Camille que j’aimais […]. » La Pascale Bressac du roman a pris la place de Lucette du même roman : Camille a évincé Marcelle. Pour preuve, un court extrait de l’entrée du 3 décembre 1930 (avec renvoi au Ti 4, p. 509-524) :

Mercredi 3 décembre 1930
… Guy me dit ce matin que Camille me regardait tout le temps en classe de latin. Ah ! si ce pouvait être vrai ! Mais non ! C’est impossible. Je suis trop laid. Comment elle, si rayonnante, pourrait-elle m’aimer ? Hélas ! Je l’adore… Je suis fou… brûlant d’amour

Dernier commentaire, écrit dans le métro, station Pont-Neuf : « Aspiré, oui, par le souffle des années englouties […] » Et la séquence est close, construite ce dimanche 29 juin 1980.

Comment conclure sinon en ajoutant une pierre à l’édifice ? Usant de la liberté accordée par Claude Mauriac lui-même à ses futurs lecteurs de construire eux-mêmes à partir de son Journal, ajoutons à cette séquence une entrée (inédite) qu’il eût peut-être introduite lui-même s’il s’en était souvenu (en commentant : un jeudi, non un samedi) :

5 janvier 1944
Du Flaubert de la seizième année, celui des Mémoires d’un fou, ces lignes admirables où je retrouve la révélation de l’amour, telle que je la ressentis, un samedi d’automne, au Bois de Boulogne, en regardant la cime des arbres : « Je crois voir encore la place où j’étais fixé sur le rivage… J’étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son piédestal et s’était mise à marcher. C’est que, pour la première fois alors, je sentais mon cœur, je sentais quelque chose de mystique, d’étrange comme un sens nouveau. J’étais baigné de sentiments infinis, tendres, j’étais bercé d’images vaporeuses, vagues, j’étais plus grand et plus fier tout à la fois. J’aimais… »
 

Jean Allemand

haut de page page précédente page suivante page d’accueil