Claude  Mauriac
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 Jean Allemand : «

 

Tout romancier peut légitimement s’approprier le mot célèbre de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi. » Et les romanciers ne s’en privent pas. Consciemment ou inconsciemment. Claude Mauriac nous rapporte cette conversation avec son père :

Ce matin nous avons parlé du film de Franju : Thérèse Desqueyroux […]. Et il a dit :
– En un sens, Thérèse Desqueyroux, c’est moi. J’y ai mis toute mon exaspération à l’égard d’une famille que je ne supportais pas …
Et tandis qu’il s’interrompt, je songe que ce qui est remarquable dans cet aveu, c’est qu’il a été fait sans référence aucune au mot fameux de Flaubert – que même si Madame Bovary n’avait pas été écrit, François Mauriac aurait pareillement dit, en ce matin d’août 1962 : Thérèse Desqueyroux, c’est moi. [Le Temps immobile, p. 234, 12 août 1962]

Mais Claude Mauriac lui-même, des années auparavant, mettait dans l’œuvre d’un auteur imaginaire, Jean Cheminée, cette conclusion à sa Méditation de Don Juan : « Et maintenant, je puis l’avouer, Don Juan c’est moi, Jean Cheminée, et n’en suis pas si fier. » [Journal inédit, 18 février 1943. Sur Jean Cheminée et son œuvre, voir le T.i. 8, Bergère, ô Tour Eiffel, p. 69-70, 30 mars 1942]
Vraie de tous les romanciers, cette identification de l’auteur avec un ou plusieurs de ses personnages est plus ou moins grande selon le degré de transposition de la vie dans l’œuvre. Dans le cas de Claude Mauriac, on peut penser qu’elle atteint un degré assez poussé par le fait qu’il a puisé dans son journal pour nourrir ses romans. Il est possible de le montrer pour Le Dîner en ville.

 

La composition du Dîner en ville

Le Dîner en ville a connu une lente maturation. Nous trouvons une première indication dès 1954 : « Une vieille idée de roman s’est précisée hier soir, lors de la soirée chez Suzy : Un dîner en ville » [Le Temps immobile, p. 364, 29 avril 1954]. Mais le vrai démarrage date de 1957 :

Utilisant partiellement ce que j’avais écrit des Mauvais Sujets, je me suis mis, le mardi 8 octobre, à ce Dîner en ville auquel je pense depuis si longtemps – et dont quelques notes, que j’aurais crues plus récentes si elles n’avaient été datées, me prouvent qu’il y a un an j’en traçais une première ébauche. Travaillé assez régulièrement depuis lors, chaque matin, trop intensément, trop vite, à mon habitude… [Le Temps accompli 3, Le Pont du Secret, p. 62-63, 17 octobre 1957]

L’année 1958 est consacrée à la rédaction, surtout à partir des vacances d’été : « Bien travaillé ces jours-ci à mon Dîner en ville. » [T.i. 3, Et comme l’espérance est violente, p. 28, 6 juillet 1958] « Jours exquis et fécond. Chaque matin, je travaille de 8 h 30 à 11 h ou midi au Dîner en ville que j’ai considérablement avancé et qui me passionne. » [T.i. 6, Le rire des pères dans les yeux des enfants, p. 289, 16 août 1958, au Dramont] « Beaucoup travaillé au Dîner en ville. D’où l’abandon (si regrettable) de ce journal, mais il est impossible d’ajouter aux coupures dues à mes besognes hebdomadaires d’autres arrêts dans la mise au point, très avancée maintenant, de mon roman. » [T.i. 3, Et comme l’espérance est violente, p. 44, 7 novembre 1948] « Chaque matin, de 9 h à midi, j’écris Le Dîner en ville. » [T.i. 3, Et comme l’espérance est violente, p. 46, 1er décembre 1958] « Raisons de se réjouir : mon Dîner en ville qui est, en gros, terminé (je l’enrichis de l’intérieur), et dont je ne suis pas mécontent. » [T.i. 6, Le Rire des pères dans les yeux des enfants, p. 365, 21 décembre 1958] Le roman est achevé dans les premiers mois de 1959. Claude Mauriac en corrige les épreuves en avril [Cf T.i. 4, La Terrasse de Malagar, p. 426, 6 avril 1959], et il signale le 24 avril : « Commencé le service de presse du Dîner en ville. » [T.i. 3, Et comme l’espérance est violente, p. 57, 24 avril 1959] La rédaction s’échelonne donc d’octobre 1957 à mars 1959.

Claude Mauriac donne quelques indications sur sa méthode : « Je me suis aperçu que je composais mes romans, et surtout celui-là [Le Dîner en ville] comme les cinéastes leurs films, par plans séparés, commençant aussi bien par la fin. » [T.i. 5, Aimer de Gaulle, p. 360-361. Cf. aussi T.i. 6, Les Rires des pères dans les yeux des enfants, p. 99, 11 juin 1958] Et pour l’enrichir il recourt à son journal. C’est ainsi qu’il indique, le 1er décembre 1958 : « Relu aussi ces temps derniers, pour en utiliser des passages dans Le Dîner en ville, les années 1951, 52, 53 de ce journal. » [T.i.4, La Terrasse de Malagar, p. 534, 1er décembre 1958] Et il signale l’insertion d’un journal du 1er décembre 1952 dans son cycle romanesque : « Je l’ai tenté dans mon roman où une partie de la page précédente a été insérée. Mon roman : cette première version du Temps immobile que sont les quatre livres du Dialogue intérieur, et L’Oubli. » [T.i. 1, p. 208, 19 juin 1970] Et cet aveu encore qui montre le lien étroit des romans avec le journal : « En somme, il y a dans mon œuvre ce que j’ai à grand tort appelé : Le Dialogue intérieur et que je nommerais plutôt, si je pouvais modifier ce titre général : Le Temps immobile, roman, et il y a Le Temps immobile, journal. » [T.i. 6, Le Rire des pères dans les yeux des enfants, p. 396, 6 mars 1965] Ce passage du journal au roman – notamment dans Le Dîner en ville – se fait sous forme allusive ou par des emprunts textuels.

 

Un tissu de réminiscences

Le Dîner en ville est tissé d’allusions à la vie de l’auteur, de fantasmes et de réminiscences sur lesquelles le journal nous éclaire – quelquefois rétrospectivement. Nombre de notations sautent aux yeux d’un lecteur attentif du Temps immobile . Le Valromé de Bertrand Carnéjoux (p. 28, 29, 30, 144, 147, 201, 226, 250, 253) représente Malagar (proche du vrai Valromé) ; mais plus encore Vémars, la propriété de l’enfance, proche de Paris, où Claude Mauriac a tant de souvenirs. Surtout celui du cousin inoubliable, tôt disparu, Bertrand Gay-Lussac dont Bertrand Carnéjoux a usurpé le prénom et qui apparaît dans le roman sous celui de Thomas (p. 29). Bertrand Carnéjoux, dans sa jeunesse, racontait des histoires à Luc et Simone comme Claude Mauriac racontait à ses sœurs Cachounire et Ribabelle (p. 23) [Cf. T.i. 10, L’Oncle Marcel, p. 14-15, 1-5 janvier 1930].

Au jeune Jérôme Aygulf, l’auteur attribue son exaspération de jeunesse, l’impossibilité où il était de découcher car sa mère guettait toujours son retour la nuit (p. 75, 77), son horreur du bachot (p. 78), ses études de droit (p. 52), son souci des pauvres et sa mauvaise conscience d’être parmi les privilégiés (p. 44, 213, 229), sa nostalgie de la foi (P. 232, 266, 267…). Il prête à Roland Soulaires son errance de jeune homme à travers Paris en quête d’une femme (p. 15), sa fréquentation des bordels, sa jeunesse angoissée (p. 92, 94). Il confie à Eugénie Prieur sa crainte du vieillissement et à Lucienne Osborn sa hantise de la mort (p. 76).

Il partage entre Bertrand Carnéjoux et Gilles Bellecroix les deux phases de sa vie amoureuse : au premier, son papillonnage d’avant le mariage ; au second sa fidélité dans le mariage (p. 36, 60…). Ce dernier doit faire face, comme son créateur, à la jalousie rétrospective de sa jeune épouse (p. 34, 60, 63). Gilles Bellecroix, père de Nicolas, et Martine Carnéjoux, mère de Jean-Paul et Rachel, rivalisent dans l’expression de l’amour paternel et maternel, traduisant les propres sentiments de Claude Mauriac (voir ci-dessous les emprunts textuels).

Le dîner a lieu chez les Carnéjoux qui habitent quai d’Orléans (p. 18), non loin du quai de Béthune où réside l’auteur et auquel il est fait allusion (p. 11). Bertrand Carnéjoux a écrit un roman : Le Plaisir grave où il a tenté de traduire « la métaphysique de l’amour physique » (premier titre envisagé), ce qui renvoie à Toutes les femmes sont fatales [Cf. T.i. 2, Les Espaces imaginaires, p. 477, 24 septembre 1956]. Ce titre lui-même apparaît comme celui d’une chanson ancienne et célèbre dont la reprise à la radio plonge dans la nostalgie les convives d’âge mûr (p. 69, 71, 72). Bertrand projette un nouveau roman : Le Déjeuner au bistrot (avec son premier titre : Les Mauvais Sujets) qui est évidemment l’œuvre en cours (p. 47, 68). Au sujet du Plaisir grave, il accueille avec empressement la remarque du jeune Jérôme que sa « conception romanesque est influencée par le cinéma » (p. 180). Et durant le dîner lui-même, Bertrand Carnéjoux ne cesse de réfléchir à la technique du roman et Gilles Bellecroix à celle du film.

Il faut relever à part deux impressions d’enfance de Claude Mauriac qui vont fournir au roman deux séquences obsessionnelles : la champ de trèfles rouges et la femme de chambre. Marie-Ange Vasgne, la jeune cover-girl canadienne, a été violée enfant dans un champ de trèfles rouges, souvenir récurrent (p. 33, 35, 38, 53…). Journal de Claude Mauriac : « Ces champs de trèfles rouges qui alertent toujours en moi un souvenir non identifiable mais bouleversant de la petite enfance (à Malagar sans doute)… » [T.i. 7, Signes, rencontres et rendez-vous, p. 500, 30 mai 1951] Ou encore :

En me promenant dans la propriété avec mes parents, j’eus la surprise de retrouver, à peu près là où j’avais été à jamais frappé dans mon enfance par leur couleur sanglante, les pourpres trèfles que parfois j’apercevais de loin dans un champ, à travers la glace d’une automobile ou d’un train. [T.i. 4, La Terrasse de Malagar, p. 40, 25 avril 1957, à Malagar. Le même texte, dans le T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 33, est daté du 28 avril]

Dans un journal postérieur au roman, Claude Mauriac note :

Incomparable, indescriptible, inoubliable rouge de ces trèfles en fleur, à Malagar, sur le chemin de Calèse, à droite, semble-t-il me souvenir, dans un passé qui était déjà très lointain lorsque, dans les années 30, je le revoyais, un peu plus nettement qu’aujourd’hui où, pour la première fois, il me semble avoir légèrement pâli, s’être un peu décoloré, avoir commencé à s’effacer. Alors qu’il était si présent, si vivant en moi, lorsque, à Valmante, j’écrivais les Femmes fatales où j’en faisais l’image obsédante de... Mais je me trompe, ce n’est pas à Valmante, ceci n’était pas mon premier roman, mais Le Dîner en ville, et de ce qui avait été pour moi une limpide, pure, transparente révélation de mon enfance, j’avais fait une image de cauchemar, ce qu’avait vu dans sa peur, sa souffrance et sa honte une fille violée. [T.i. 7, Signes, rencontres et rendez-vous, p. 501, 27 mars 1981]

Référence aussi à une impression vive de l’enfance, celle qui concerne la femme de chambre, précisément prénommée Armande, qui fait le service et que convoitent tous les personnages masculins [Le Dîner en ville, p. 18, 40, 71, 135, 162] :

Il y a cette répétition d’une scène que j’avais déjà mise textuellement dans mon sketch (raté), L’Envie, d’Edouard Molinaro, ou plutôt (car ce fut plus récemment que j’introduisis cette scène des seins libres sous la blouse d’une femme de chambre penchée sur un enfant) ce personnage de la femme de chambre qui exerce je ne sais pourquoi sur moi une sorte de fascination, sans doute physique, mais ce n’est pas assez dire (métaphysique serait en revanche trop dire). Il y avait à Vémars, une femme de chambre du nom d’Armande, grande, et qui me plaisait assez. Il y avait surtout (je ne m’en suis avisé que ces jours-ci) les femmes de chambre à falbalas (démodées pour l’enfant que j’étais) des albums Buster Brown. Mais cela n’explique rien. Le mystère reste entier. [T.i. 6, Le Rire des pères dans les yeux des enfants, p. 389-390, 1er mars 1965]

Et englobant les deux réminiscences :

L’écriture quasi automatique de ce scénario [L’Oubli] est, psychanalytiquement parlant, l’équivalent d’un rêve : la prairie, la femme de chambre, cette pétrification dont Bachelard disait qu’elle répondait à un archétype. [T.i. 6, Le Rire des pères dans les yeux des enfants, p. 390]

Il est sans doute possible de poursuivre plus avant dans le roman ce filon des souvenirs personnels de l’auteur dont le journal donne les clés. Mais ces quelques exemples suffiront. Plus évident encore apparaît le rôle du journal dans les emprunts textuels qui lui sont faits.

 

Les emprunts textuels

Comme indiqué plus haut, au cours de l’écriture du Dîner en ville, Claude Mauriac relit son journal pour nourrir son roman [Cf. T.i. 4, La Terrasse de Malagar, p. 534, 1er décembre 1958]. Et il n’hésite pas à y puiser textuellement certains passages (pour faire plus bref, au lieu de la présentation parallèle des deux textes qui eût été plus parlante, le choix a été fait de donner le seul texte du roman, en mettant en italiques les emprunts textuels au journal).

C’est ainsi que, lors de la discussion sur la maladie et la mort (qui horripile Lucienne Osborn), toute l’assistance se raccroche à l’espoir d’une nouvelle guérisseuse :

Depuis qu’a été prononcé le nom de cette femme, une foi primitive, la plus naïve confiance se sont substituées chez ces gens du monde faussement blasés [...] aux apparences de l’ironie et du scepticisme. Un nouveau thaumaturge existe. L’espoir redevient possible. [Le Dîner en ville, p. 190. Cf. L’Eternité parfois, p. 9, 1er novembre 1956]

Dans le même domaine, les réflexions sur le temps recoupent celles du journal. Cette rêverie d’Eugénie Prieur : « (Bertrand a exprimé cela dans son livre). Le temps nous tue mais il n’existe pas » [Le Dîner en ville, p.84], qui débouche sur un dialogue : « – Le temps n’existe pas. Bertrand a écrit cela quelque part... – Pour nous, c’est vrai, Gigi, le temps n’existe pas » [Le Dîner en ville, p.89], trouve son équivalent dans le journal : « C’est que le temps n’a pas de réalité. Nous ne pouvons nous en emparer puisqu’il n’existe pas. » [Le Temps immobile, p. 208, 1er décembre 1952] Ou plus textuellement encore : « Le temps nous tue mais il n’existe pas. [Le Temps immobile, p. 208, 6 décembre 1954] Sur ces sujets, combien centraux chez Claude Mauriac, le temps et la mort, son personnage Roland Soulaires propose un petit jeu (funèbre) qui consiste à repérer dans la vie des hommes célèbres les dates correspondant, un siècle ou deux auparavant, à celle de la naissance de chaque convive pour regarder ensuite celles de leur mort, indicatives pour chacun d’eux. Ce jeu trouve son origine dans le journal : « Sage vertige des chiffres auquel je m’abandonne, chutes inéluctables. Il me suffit d’évoquer les grands hommes (puisqu’ils sont les seuls à propos de qui je peux trouver des précisions biographiques) nés (par exemple) en 1614, 1714, 1814 (je suis né en 1914) et de vérifier la date de leur mort pour découvrir mes propres limites. Petit jeu qui ne devient véritablement affreux que lorsque je l’applique aux êtres que j’aime. [...]. Rien ne vaut ces songeries pour prendre conscience de l’inexistence du temps, ce mythe qui nous tue. » [Le Dîner en ville, p. 93. Cf. T.i. 4, La Terrasse de Malagar, p. 272, 31 décembre 1954]

Bertrand Carnéjoux, le romancier, est une des incarnations principales de l’auteur. Il évoque sa révélation de Rio qui est celle même de Claude Mauriac :

Mais la confidence s’efface à mesure, me rappelant soudain une brève conversation avec un poète brésilien dans les environs de Rio, au cours d’une promenade nocturne sous les arbres de la forêt murmurante,sous les étoiles elles-mêmes mélodieuses. Nous roulions doucement dans la nuit, assis avec Amelinha au fond d’une voiture décapotée. À travers les cimes rapprochées de hauts arbres inconnus, je cherchais et trouvais la Croix-du-Sud dans les éclaircies des branchages. Il me fut dit et je compris à ce moment-là un secret définitif depuis reperdu et dont j’ai souvent cherché en vain quelques traces. Souvenir indéchiffrable dont je ne désespère pas de redécouvrir un jour l’essentiel. Ce fut ce soir-là que ce même homme me dit ceci que je n’ai pas oublié : « Vous savez que je suis dans mon pays une sorte de prophète ? Que je ne me suis jamais trompé en annonçant à quelques artistes leur oeuvre future ? Or je sais, je suis certain, je vous jure, que vous écrirez un roman où vous exprimerez enfin cela que vous êtes seul à pouvoir dire. Et vous, ma petite Amelinha, vous aurez votre place dans ce livre. » [Le Dîner en ville, p. 267. Cf. Le Temps immobile, p. 18-20, 23 avril 1954 ; p. 27, 10 juin 1954]

Chez le jeune Jérôme Aygulf nous trouvons le souci social de Claude Mauriac, mais aussi sa recherche religieuse. L’auteur lui attribue son interrogation sur la foi et sa propre pratique du signe de croix :

Suis-je plus près du Christ que je ne le pense ? Ai-je malgré tout foi en le Christ comme le suggérait il y a quelques instants Eugénie Prieur ? Il suffit que je formule ces questions pour qu’une réponse négative me paraisse de nouveau s’imposer. Mais c’est un fait qu’à défaut de prière, je fais plusieurs fois par jour mon signe de croix et avec quelle attention, quelle gravité – et en en recevant toujours une paix surprenant. [Le Dîner en ville, p. 268. Cf. T.i. 2, Les Espaces imaginaires, P. 387, 1er janvier 1953]

Claude Mauriac transpose aussi sur ses personnages son amour pour sa jeune femme. Ce qu’il dit d’elle dans son journal, nous le retrouvons dans la pensée de Gilles Bellecroix qui rêve à sa femme Bénédicte : « L’amour délivre des amours. Une femme sauve des femmes. Une femme possédée de seconde en seconde même lorsque l’on en est séparé. Et qui pareillement, de loin et toujours, vous possède. » [Le Dîner en ville, p. 264. Cf. T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 32, 19 mars 1957] Ou dans celle de Bertrand Carnéjoux se remémorant un ancien amour qui a beaucoup compté pour lui : « Marie-Prune secrète, discrète et terriblement concrète. Renfermée, silencieuse, mais ne se laissant jamais oublier en raison de la violence interne, toujours proche de l’éclatement, d’une personnalité très forte. » [Le Dîner en ville, p. 186. Cf. T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 31, 19 mars 1957]

Un récent voyage en Italie (1957) reparaît dans les ruminations de Bertrand Carnéjoux :

Pompéi différait trop de ce que j’en attendais me référant sans le savoir aux images de l’enfance, alors que mon grand-père me décrivait à Valromé une ville engloutie qu’ayant alors crue presque intacte, je continuais d’imaginer telle, bien que je sache qu’il n’en était rien. Mais la seule réalité qui importe et qui l’emporte reste celle de la vie intérieure. [Le Dîner en ville, p. 48-49. Cf. T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 58-59, 11 septembre 1957]

Mais aussi dans celles de Jérôme Aygulf : « Beauté des jardins autour de Sorrente. Hauts noyers aux feuilles vernissées, ombrageant orangers et citronniers dans une lumière d’aquarium. » [Le Dîner en ville, p. 48. Cf. T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 59, 11 septembre 1957]

Mais les emprunts les plus fréquents concernent les enfants et l’amour paternel et maternel. Claude Mauriac exprime fréquemment dans son journal d’alors son émerveillement devant ses tout jeunes enfants, sa joie et sa fierté de père. Il ne manque pas d’y puiser largement alors que l’expérience est toute proche et très vive encore. Ses porte-parole (ou porte-pensée), Gilles Bellecroix, père de Nicolas, et Martine Carnéjoux, mère de Jean-Paul et Rachel, ne cessent de rêver à leurs enfants et d’en parler entre eux. Gilles Bellecroix : « Il nous arrive d’être rapprochés tous les trois [avec sa femme et son fils] dans la même chaleur, dans le même amour. Et c’est le nid primitif. Même joie primordiale, venue du fond des âges et des espèces. Je le prends parfois dans mes bras et nous dansons, joue contre joue. Ai-je jamais éprouvé cette impression de plénitude. » [Le Dîner en ville, p. 117-118. Cf. T.i. 2, Les Espaces imaginaires, p. 415, 3 janvier 1954]

Et encore :

Si j’osais leur montrer la photo de Nicolas que j’ai dans mon portefeuille. Je suis accroupi dans une allée du Bois, à la chinoise. Le petit garçon est assis sur ma cuisse gauche et son profil rond se dessine sur mon coeur. C’est le Nicolas d’aujourd’hui et pourtant ce n’est pas lui. Les proportions sont changées qui sont l’essentiel d’une œuvre d’art et de ce chef-d’oeuvre des chefs-d’œuvre : un enfant. En grandissant il est devenu autre. Ce n’est déjà plus cette vivante et ronde et pataude petite chose. [Le Dîner en ville, p. 56. Cf. T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 38, 16 mai 1957]

Gilles Bellecroix est relayé par Martine Carnéjoux (l’emprunt au journal qui concerne Gérard Mauriac est mis au pluriel pour s’appliquer à Jean-Paul et Rachel) : « L’amour à l’état pur, je l’ai éprouvé cette nuit en pensant à Jean-Paul et Rachel. Dans le silence et la disponibilité nocturne tout s’était décanté de ce qui n’était pas eux. Ils demeuraient en moi avec leur petit visage, leurs petits corps irremplaçables, non pas seulement en image, mais réellement, à ceci près que cette présence si légère et si lourde n’était pas de ce monde. » [Le Dîner en ville, p. 116. Cf. T.i. 2, Les Espaces imaginaires, p. 414, 2 janvier 1954] « Quittais-je Rachel le temps d’aller avec Bertrand et Jean-Paul à Valromé qu’elle me manque physiquement, c’est de son poids dans ma paume que j’ai besoin. » [Le Dîner en ville, p. 35. Cf. T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 38, 16 mai 1957] « Son poids et son volume au creux de mon bras, sa tiédeur, son odeur, la douceur de ses cheveux sur ma joue, ce regard toute en claires superficies et néanmoins profond, chargé des pensées d’un autre monde, celui peut-être d’où elle émergea il y a si peu de temps… » [Le Dîner en ville, p. 35. Cf. T.a. 3, Le Pont du Secret, p. 35-36, 29 avril 1957] Expérience éblouissante que la paternité pour Claude Mauriac : elle alimente le journal et le roman.

Voici donc une première et plus immédiate moisson qui s’en tient au journal publié et qui n’est sans doute pas exhaustive. Il y aurait lieu de l’étendre en recourant au journal inédit des années 51-58. Mais elle suffit à notre propos : Claude Mauriac a utilisé son journal pour lester son Dîner en ville d’expérience vécue, son expérience. Avec le cycle du Dialogue intérieur où ce roman s’insère, il prélude à la grande oeuvre à venir construite uniquement avec le journal : Le Temps immobile. Avec ses romans, Claude Mauriac s’est fait la main. « Mes premiers romans étaient des brouillons du Temps immobile. Le Temps immobile est mon premier roman accompli. » [T.i. 6, Les Rires des pères dans les yeux des enfants, p. 379, 25 mai 1980]

 

Jean Allemand

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