Claude  Mauriac
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 Marie-Hélène Boblet-Viart : «

 

En 1933 François Mauriac écrit, dans Le Romancier et ses personnages :

Le romancier qui a une fois compris que c’est cela [une destinée humaine] qu’il a mission de restituer, ou bien il n’écrira plus que sans confiance et sans illusion ses petites histoires, selon les formules habituelles, ou bien il sera tenté par les recherches d’un Joyce, d’une Virginia Woolf, il s’efforcera de découvrir un procédé, par exemple le monologue intérieur, pour exprimer cet immense monde enchevêtré toujours changeant, jamais immobile, qu’est une seule conscience humaine, et il s’épuisera à en donner une vue simultanée.

Le projet de son fils, quelque vingt-cinq ans plus tard, est bien de suivre la voie tracée non par son père, mais par Joyce, Woolf ou Sarraute : la voie de la recherche d’un mode de diction du dynamisme mental, non seulement intrapsychique, mais interpsychique. Autrement dit, d’entreprendre une œuvre alittéraire, qui invente ses propres procédés « délivrée des facilités qui ont donné [au mot] littéraire un sens péjoratif » [C. Mauriac, préface de De la littérature à l’alittérature, Grasset, 1958]. La question qui anime cette œuvre est celle de la vérité de la communication des âmes qui, elle, admet et requiert la complexité et le paradoxe sur lequel se fonde toute l’entreprise d’écriture de Claude Mauriac. Le Dialogue intérieur épouse en effet cette folle ambition de dire à la fois le courant d’une conscience, les flux et reflux entre les consciences, et la permanence d’une intériorité psychique à travers le temps. La folle ambition de mettre à la disposition de l’éternel présent la nécessaire succession de phrases et de mots, de transmuer en simultanéité la successivité.

La vue simultanée de « cet immense monde enchevêtré toujours changeant, toujours immobile » implique un « arrêt sur image » ou plutôt sur verbiage, d’un dîner en ville ou d’un carrefour parisien. Fixation d’une part des discours échangés, des conversations mondaines et anodines, et d’autre part des entrecroisements de monologues intérieurs. Il y a là une rhétorique, voire une érotique du dialogue, qui simule la présence vocale, l’interpellation de paroles, et une poétique du roman dialogué qui produit l’effet de simultanéité de la communication. Il y a, surtout, une philosophie du Dialogue intérieur : car le présent de la présence (vocale, sensible) entre en résonance avec un passé de la mémoire, non seulement individuelle (comme dans Le Dîner en ville), mais collective (dans La marquise sortit à cinq heures). Cette mémoire appartient à une communauté de témoins de l’Histoire qui se passent le relais. Le vécu subjectif tel qu’il est présenté et rendu présent dans les romans ouvre sur un vécu anthropologique en quelque sorte. L’impression de simultanéité s’ouvre à une expérience métaphysique, et mystique, de temps suspendu dont le dialogue intérieur est la forme d’expression nécessaire.

 

1. La simultanéité du temps vécu

Les modes du temps

Parmi les modes sous lesquels se donne le temps, que relève Husserl dans Idées directrices pour une phénoménologie : « modes du maintenant, de l’avant, de l’après, modes du en même temps, du l’un après l’autre », l’entreprise mauriacienne tâchera de restituer en particulier l’expérience du temps tel que nous le vivons comme une expérience de la contemporanéité de temps différents en un « même temps » :

C’est sur le en même temps que je mets l’accent. Simultanéité qui ne peut être rigoureusement reproduite dans un livre, puisque l’écriture est par nature successive en ses éléments (mots, phrases, pages), mais dont je me rapproche le plus possible [Le Temps immobile 6, Grasset, 1981, p. 377, 20 février 1962].

Comment s’en rapprocher ? En feignant de dire plutôt que de raconter, en renonçant à la narration au profit de la conversation. Le Dîner en ville substitue à la successivité et à la consécutivité du récit l’apparent surgissement et l’instantanéité du discours. Il ne développe que quelques heures de propos de table dans un cadre bourgeois, mondain. Ces quelques heures s’enchevêtrent à des souvenirs du passé dans un autre lieu avec les mêmes convives, et/ou dans ce même lieu avec d’autres convives. Le temps est ainsi agrandi par les réminiscences qui projettent sur le présent les ombres étirées du passé. Ce moment est la cristallisation d’autres moments dont il devient l’emblème ou la synecdoque, contenant d’autres contenus d’expérience qui viennent se refléter dans cet unique instant et l’extraient du flux dévastateur du temps.

Les personnages du Dîner en ville, partageant un même moment en un même lieu, se parlent en mots ou entre les mots. Les deux strates de la communication se distinguent par des dispositifs différents. Le silence, qui ne signifie pas un défaut de communication mais une communion intime, immédiate, est habité et bruissant de paroles non dites, qui parviennent néanmoins à la perception intuitive de l’autre. La force de l’être ensemble, l’interlocution opèrent cette communication implicite et tacite des personnages. Le roman n’est donc pas seulement drame de paroles exprimées, mais aussi de pensées implicitées.

 

Les « moi purs »

Le « en même temps » ne concerne pas seulement les réactions contemporaines, les tropismes concomitants en chaque personnage avec le discours prononcé ou entendu. Ce « en même temps » intéresse l’auteur en ce qu’il signifie « en même temps en des temps différents » et renvoie à la temporalité propre à la conscience de chaque personnage. Le souci poétique et philosophique de Claude Mauriac est contenu dans cette contraction du temps. Toute l’entreprise du Dialogue intérieur cherche à rendre la simultanéité, sans instance narrative ni intervention d’auteur, des contenus de consciences et des relations entre elles. Ces consciences attribuées aux personnages, il les appelle des « moi purs » :

Assez maladroitement reproduits (il n’est que de comparer avec la richesse et la vraisemblance des dialogues intérieurs de Joyce!), ce sont plusieurs moi purs que j’essaie de mettre simultanément en scène dans Le Dîner en ville et La marquise. Simultanéité qui est mon sujet essentiel – si bien que la topographie a, dans La marquise, un rôle capital, la position des passants les uns par rapport aux autres étant toujours exactement précisée, de même que leurs divers changements de place. D’où le ballet dont je parlais à l’un de mes correspondants soviétiques [Le Temps immobile 6, p. 378].

Deux remarques à propos de cette simultanéité des « moi purs », qui appartient à Claude Mauriac. Il la revendique dans un carnet inédit de L’Agrandissement, à la date du 4 mai 1962, qui oppose les simultanéités de Joyce, Dos Passos et Claude Mauriac : « Chez Joyce : simultanéité étalée. Chez certains américains (Dos Passos ?), simultanéité émiettée. Chez moi : simultanéité concentrée. » La métaphore chorégraphique du ballet illustre ce simultanéisme compositionnel et justifie pour Claude Mauriac la subordination de la question du style à celle de la structure quand elle est liée à une idée.

Quant au second roman, La marquise sortit à cinq heures, il déploie une heure de la vie du carrefour de Buci dans son actualité sensible et ses résonances avec la mémoire historique, collective. L’Agrandissement grossit, comme au microscope [Là où Proust utilisait la métaphore du télescope pour parler de son travail de la Recherche, Claude Mauriac pourrait utiliser l’image du microscope, comme Sarraute : arrêt sur un élément, grossissement, dilatation jusqu’à l’incandescence], deux minutes de La marquise. Un moment unique fait se lever des représentations, des images et des souvenirs qui inscrivent ce moment non seulement dans l’histoire des personnages, mais plus essentiellement dans une a-temporalité psychique. Le romancier élabore un procédé nouveau pour rendre la simultanéité de la « rumination » et de la sensation en chacun de ses personnages, mais aussi la simultanéité collective et intuitive des fonctionnements psychiques de mémoire, de perception et de projection,

chaque intervention d’un nouvel esprit pensant (en train de ruminer son passé, son présent, son futur – sensible de surcroît à la co-existence, ici et maintenant, ailleurs et maintenant, d’autres pensées) étant enregistré avec un léger retour en arrière s’il le faut- ou dans la continuité du récit, la pensée de l’un enchaînant sur la pensée de l’autre, soit qu’elle ait été devinée, qu’il y ait eu transmission de pensée et réponse immédiate, soit qu’un même spectacle, un même bruit aient amené les mêmes associations d’idées dans des esprits différents [Le Temps immobile 6, p. 377-378].

Le projet littéraire de Claude Mauriac assume donc et affronte la difficulté technique de la linéarité de l’écriture, de la successivité des propositions et suggère un subterfuge pour produire un effet de simultanéité, qui consiste à juxtaposer par le « léger retour en arrière » deux moments distincts. La fusion dans un même dialogue de pensées et de paroles, d’implicite et d’explicite leur confère une apparente simultanéité. Sont entretissés par analogie associative des mémoires et des imaginaires. Cette analogie associative confirme le présupposé qui est au coeur de l’écriture symphonique de La marquise, de l’expérience télépathique, non seulement immédiate mais à distance. Il est possible, pense Jung à ce sujet et sur ce fondement, de « supprimer la limitation temporo-spatiale de la conscience. L’instrument de cette suppression serait la psyché […] en vertu de cette propriété essentielle qu’elle possède d’être relativement en dehors du temps et de l’espace » [Jung, L’Énergétique psychique, « Instinct et inconscient », 1956, Paris, Le Livre de poche, 1993, p. 224].

Cette simultanéité du présent d’expérience et du passé de mémoire, de l’actualité empirique et du souvenir resurgissant crée une « simultanéité du révolu » [La Marquise sortit à cinq heures, Gallimard, coll. « Folio », 1984, p. 205] que le roman du Dialogue intérieur de Claude Mauriac veut rendre. Ces « vieux Parisiens increvables » » [Le Dîner en ville, Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 18] du Dîner revivent plus qu’ils ne vivent, assistent à une scène déjà représentée dont ils sont les figurants actuels :

… J’ai toujours été sensible aux miroirs et à leurs jeux. […] Les glaces qui recouvrent partiellement les murs additionnent les candélabres autour desquels nos six invités apparaissent multipliés dans une pénombre imprégnée de lueurs. Images de tous les dîners en ville, depuis plus de vingt ans que je vais dans le monde et dont j’ai en un seul regard […] la reproduction réduite, fidèle et simultanée [Le Dîner en ville, Gallimard, coll. « Folio », p 15].

Ainsi la « vue simultanée », l’illusion du contemporain vient de l’amalgame entre la similarité des pluriels, la ressemblance de moments divers et révolus en effet, et l’identité du singulier. Le Dîner rend la confusion mentale opérée, donc, par la répétition et par le rituel de la convivialité, entre une même scène, une scène elle-même, au sens de unique et identique (ipse), avec des mêmes scènes, au sens de ressemblantes (idem).

 

2. Similarité, itération, permanence et présomption d’identité

 

L’ipse et l’idem

Ce dîner en ville dans la bourgeoisie parisienne de la fin des années cinquante ressemble à tous les dîners en ville, il en est un condensé. D’autant plus que la cérémonie sociale du dîner mondain relève d’un rituel qui, par essence, est répétition du même :

Un dîner en ville pareil à tous les dîners. À moins d’événements imprévisibles, il ne se distinguera pas dans notre souvenir de ceux, si nombreux, auxquels nous avons assisté. Mêmes convives choisis dans la réserve des invités possibles. […] Même consommé en tasse, le reste du repas étant prévisible à quelques variantes près. Même éclairage aux bougies dont les moulures dessinent sur la nappe des ombres dentelées [Le Dîner en ville,, p. 17. Nous soulignons].

Le retour du même permet de nier le temps certes, mais ce n’est que par un tour de passe-passe et au prix d’une confusion entre la « mêmeté » et l’« ipséité » (pour emprunter les concepts de Paul Ricœur), entre la permanence dans la variabilité et l’identité dans le maintien de soi. La présomption d’identité entre les soirées va jusqu’à produire le sentiment d’une continuité ininterrompue entre les occurrences de telles répliques ou de tels menus. Comme le montre Paul Ricœur,

le temps est facteur de dissemblance, d’écart, de différence. C’est pourquoi la menace qu’il représente pour l’identité n’est entièrement conjurée que si l’on peut poser, à la base de la similitude et de la continuité ininterrompue du changement, un principe de permanence dans le temps. […] Ce qui demeure, c’est l’organisation d’un système combinatoire; l’idée de structure, opposée à celle d’événement, répond à ce critère d’identité [P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, coll. « Points », p. 142].

Quel est ici l’invariant romanesque dans la combinaison qui crée l’illusion de permanence? C’est le ragot, le radotage, c’est-à-dire le discours. L’identification abusive des moments, qui délivre du temps en même temps qu’il l’exhibe, provient de l’incurable vanité de la vie mondaine et de ses psittacismes :

… Stagnation du « monde » et de ses références. Cette conversation sur le petit ami de Zerbanian, ces allusions à l’Ambassadrice, est-ce aujourd’hui que je les entends ou avant la guerre? Gigi dit les mêmes mots, parle des mêmes gens, fume les mêmes cigarettes qu’il y a vingt ans. […] Mirage d’une intemporalité qui me donne le vertige lorsque je la confronte à la réalité du temps écoulé [Le Dîner en ville, p. 257-258. Nous soulignons].

L’intemporalité est une illusion factice, elle est l’effet artificiellement produit par le retour du même qui annule non pas les métamorphoses échues, mais la conscience qu’on en a. La sensation s’éprouvant toujours au présent entretient le personnage dans cette illusion qu’il sait pourtant fausse. Les altérations ne sont plus relevées, ou bien elles sont annulées par la présomption d’identité entre les moments d’expérience. Ainsi dans cette pensée d’Eugénie :

À combien de reprises nous sommes-nous ainsi retrouvés, depuis que nous dînons en ville? Avant que les Carnéjoux habitent cette maison du quai d’Orléans, j’y suis souvent venue, à divers étages, et dans ce même appartement du premier, au temps où les Meilleuse y vivaient. Bertrand et Martine déménageront tôt ou tard et nous serons toujours là, ici et ailleurs [Le Dîner en ville, p. 18. Nous soulignons].

La mémoire donne l’illusion paradoxale de l’immortalité. C’est ce que tente d’expliquer Eugénie à son jeune voisin, Jérôme :

– … Lorsque l’on est aussi vieille que moi, mais si c’est le mot, hélas, on est un peu comme, c’est difficile à exprimer. Non pas Asmodée. Il ne s’agit pas d’une suite d’indiscrétions, d’investigations, mais d’une simultanéité, si vous voyez ce que je veux dire ? Tenez, par exemple, ce dîner. Eh bien, au moment même où de façon si brillante et si divertissante il se déroule, j’en vois d’autres qui, au même endroit, dans cette pièce même, ont eu lieu en ma présence [Le Dîner en ville, p. 18-19. Nous soulignons].

Il suffit d’un même espace pour ressusciter des images mémorielles confondues avec une perception actuelle, fondues dans le présent hallucinatoire « au moment même… j’en vois d’autres ». La coïncidence de la perception et de la mémoire est signifiée par l’acuité de l’instant, la force de convocation du présent exprimée dans ce même postposé. Sournoisement, ce « moment même » se convertit en « même moment » : « j’en vois d’autres »… qui sont néanmoins les mêmes. L’identité de l’ipse est pervertie en itération de l’idem pour contenir le vertige métaphysique, dénier le passage dévastateur du temps. Entendre à des années d’intervalle la même chanson Toutes les femmes sont fatales, qui court du premier roman jusqu’à La marquise, fait ainsi co-exister en Bertrand trois moi :

celui de mon enfance; celui de certaines amours inoubliées, ô Amelinha ; et ce témoin désenchanté de la maturité [Le Dîner en ville, p. 72. La chanson donne au premier roman du Dialogue Intérieur son titre].

Le vieillissement est exorcisé le temps d’une chanson par cette sensation auditive, qui rend contemporains les âges du sujet. Ou plutôt le sujet est contemporain de lui-même à travers la coïncidence du souvenir et de la sensation. Cette coïncidence entraîne même le futur dans son sillage. L’avenir en effet n’est pas invention pure mais retour du révolu, car ce qui sera est préformé par ce qui fut :

Toutes les femmes sont fatales est fait de gouttes de temps qui jaillissent vers l’avenir du narrateur (et du livre). Elles se mêlent, dès ce premier roman, pour former l’eau stagnante d’un présent qui ne passera pas avant que Bernard Carnéjoux ne trépasse. Dès La marquise, ces gouttes de temps sont, pour une part, les éclaboussures de l’Histoire. Elles aussi se perdent dans l’éternel présent [L’Alittérature contemporaine, Albin Michel, 1958, rééd. 1969, p. 356].

L’idée du paradoxe du présent à la fois temporel et éternel est prêtée à Gilles Bellecroix à la fin du Dîner en ville :

Le temps et l’éternité coexistent dès cette vie sur deux plans parallèles. Celui du déroulement et de l’usure. Celui d’un présent immuable, mais non point stagnant : incandescent, jaillissant, indéfiniment renouvelé dans son immutabilité [Le Dîner en ville, p. 273].

 

Mémoire et perception ou paradoxe et dénégation

Il n’y a de simultanéité entre passé et présent que subjective, puisque, Bergson l’a montré dans Matière et mémoire, toute mémoire est mémoire d’une perception, inscrite dans l’espace et dans le temps. Le souvenir se prolonge dans le mouvement qui correspond à la perception et se fait adopter par elle.

Si l’on pose la mémoire, c’est-à-dire une survivance des images passées, ces images se mêleront constamment à notre perception du présent et pourront même s’y substituer. […] Percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir [Bergson, Matière et mémoire, 1896, Paris ; PUF coll. « Quadrige », 1990, p. 68-69].

L’identification de deux instants à un même moment, sous prétexte que la situation se répète ou que le lieu est identique, est donc illusoire. Mais comme le deuil du passé est infaisable, la vision hallucinée dans le miroir et dans la mémoire recouvre la déhiscence fondamentale entre ce qui fut et ce qui est. Cette synthèse assure l’unité psychique et la permanence du moi. Deleuze, dans son essai sur Bergson, reformule l’unité bergsonienne de la mémoire et de la perception en rappelant que l’une informe l’autre :

Notre perception contracte à chaque instant « une incalculable multitude d’éléments remémorés », notre présent à chaque instant contracte infiniment notre passé [G. Deleuze, Le Bergsonisme, 1966, Paris ; PUF, coll. « Quadrige », 1997, p. 77].

L’instant ainsi additionne, condense en une somme les moments du passé. Tout présent est d’ailleurs déjà passé lorsqu’on s’en avise, mais tout passé est immédiatement récupéré dans l’instant suivant.

Nous n’allons pas du présent au passé, de la perception au souvenir, mais du passé au présent, du souvenir à la perception [G. Deleuze, Le Bergsonisme, p. 60].

L’écriture simultanéiste dans le roman de Claude Mauriac réactualise le passé et ce faisant le dénature. Le passé n’est pas sauvé comme passé mais comme présent. Parallèlement le présent est pensé à partir « du pli du retour, du mouvement de la répétition » [J. Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1972, p. 76]. Il est « présentifié » par le retour du même au lieu d’être accueilli dans son originarité de présent. La réfraction de la scène du dîner dans le miroir opère ainsi la synthèse du temps, l’écrase en un seul cliché. Rappelons-nous la formule : « simultanéité concentrée ». La réduction à l’instant-somme cristallise la durée, comme la réflexion des convives, dans le miroir, ramasse l’espace en images emboîtées. L’espace-temps est contenu, contracté en un seul instant :

À leur dialogue actuel s’en superposent d’oubliés, aussi nuls. Tant d’autres Parisiens qui ne sont pas là ce soir auraient pu se refléter dans ces glaces ombreuses et profondes. Ainsi se substitue au banal roman cosmopolite et mondain entrevu un nouvel essai romanesque du genre de celui que j’ai déjà publié et où, à la faveur d’un dîner comme celui-ci, l’espace et le temps s’anéantiraient [Le Dîner en ville, p. 39].

Or sortir du temps réclame l’abolition du récit. Le choix de la forme dialogale a une portée métaphysique, elle délivre de l’histoire d’une part en rendant l’actualité vive de la parole, d’autre part en représentant la répétition perçue, remémorée, fantasmée d’un même rituel, celui par exemple de la traversée du carrefour de Buci.

 

3. Simultanéité et a-temporalité : métaphysique de la marche physique

Traverser le carrefour de Buci, c’est à la fois s’y engager corporellement, par une progression physique individuelle dans le quartier, et s’y engager métaphysiquement, en prenant part à une procession humaine aussi vieille et aussi durable que l’humanité elle-même.

La participation comme expérience du temps

À propos de La marquise, l’auteur écrit dans son journal :

Je l’ai commencé, écrit, achevé sans idée préconçue, autre que celle de mon sujet lui-même : le temps nié par la foule qui de jour en jour, d’année en année, de siècle en siècle n’a cessé de traverser le même carrefour de Paris [Le Temps immobile 6, p. 371, 18 janvier 1961. Nous soulignons].

Ce commentaire est repris quasi mot pour mot dans le cours du monologue intérieur de Bertrand Carnéjoux dans La marquise :

Mon livre, je l’ai imaginé, je l’ai écrit, achevé, sans idée préconçue autre que celle de ce thème : la réalité du temps à la fois exacerbée et niée par cette foule qui de jour en jour, d’année en année, de siècle en siècle, n’a cessé de traverser un même carrefour de ma ville [La marquise sortit à cinq heures, p. 313. Nous soulignons].

La négation du temps s’exprime bien comme une dénégation : la réalité tragique affleure à la conscience, mais ce contenu de conscience est refoulé. Au cours de cette unique opération, s’effectue pourtant un passage du plan physique au plan métaphysique. Ce passage s’incarne dans la participation à la foule et dans l’expérience de la « responsabilité d’âme ».

La foule n’est pas une et indivise, elle se répartit en une foule passante et une foule passée. Il existe une foule muette ou conversante, bruissante au moins de monologues intérieurs. Il existe parallèlement une autre foule, invisible, celle de l’histoire de Paris, dont les murs portent la mémoire et dont Desprez portera témoignage :

La marquise raconte les rencontres de cent cinquante personnes qui ne se connaissent pas mais ont un moment, au passage, affaire les unes aux autres, ne serait-ce que par le regard. D’un passant à l’autre il y a transmission de pensées, communications, réponses silencieuses. En outre, une foule invisible accompagne cette foule muette, celle des innombrables Parisiens de toutes les conditions qui se sont croisés en ce même carrefour de Buci, dans la suite des âges. Deux foules muettes mais aussi parlantes – les vivants entrant tacitement en communication entre eux et ressuscitant les morts qui vivent en nous qui sommes presque déjà des morts [L’Alittérature contemporaine, p. 353. Nous soulignons].

L’observation du réel se vit comme un « accompagnement », une communication avec. La rencontre-empathie est une participation mystique avec les autres. Le collectif de la communauté englobe la singularité de l’individu. La psyché primitive, disait Jung lu et cité par Mauriac, n’est pas individuelle [Outre la psychanalyse jungienne, la sociologie de Durkheim déploie la notion de la conscience collective. Cette notion croise celle de Lévy-Bruhl]. Il existe une conscience collective dont Lévy-Bruhl développa le mysticisme inhérent : cette appartenance première et primitive subsume l’opposition entre les vivants et les morts, entre le passé et le présent.

Le simultanéisme mauriacien implique donc la foi en l’existence d’une âme collective, en la communication virtuelle des esprits (soit l’inconscient collectif) qui se ramifient dans cette âme immortelle (soit l’inconscient personnel). Jung écrit dans L’Âme et la vie que « notre Soi, en tant que quintessence de tout notre système vivant, non seulement renferme la sédimentation et la somme de toute la vie vécue, mais il est aussi et la matrice et la semence et la source et l’humus créateur de toute vie future, dont la prescience enrichit le sentiment tout autant que la connaissance du passé historique. C’est de ces données psychologiques de base, de ces fondements tournés à la fois vers le passé et vers l’avenir que se dégage avec légitimité l’idée de l’immortalité » [C.G. Jung, L’Âme et la vie, trad. fr. Paris, Buchet-Chastel, 1963, p. 423]. L’espèce humaine à laquelle chacun appartient partage les mêmes obsessions. « Ces fragments de phrases saisies au passage » [La Marquise, p. 177. Jung écrit dans L’Âme et la vie : « Tout processus psychique est basé sur l’archétype. […] Chaque vie individuelle incarne en même temps la vie de l’éternité de l’espèce » (op. cit., p. 69)] provoquent un effet de familiarité plutôt que d’étrangeté, ils dépaysent moins qu’ils ne se reconnaissent. Car de façon très archaïque et primitive, les obsessions qui nourrissent les discours sont elles-mêmes nourries par la fureur de vivre, le bruit extérieur et le bruissement intérieur renvoient à cet instinct collectif, au sentiment d’appartenance à l’ordre de l’humain, à la responsabilité éthique qu’il engage.

 

Éthique et responsabilité

Deux personnages incarnent la participation mentale, religieuse, aux foules de La marquise : l’oncle de Lucette et le bibliographe Desprez. Le premier, l’oncle de Lucette, cherche à recouvrer la sérénité de l’innocence dans la communion avec la foule de l’autobus :

Depuis que je suis descendu de cet autobus, je communie avec la foule humaine. […] Je redécouvre la multiplicité des visages, l’existence de ces vies innombrables qui côtoient la mienne, de ces vies contemporaines de ma propre vie, c’est-à-dire nourries des mêmes réalités, spectatrices et actrices des mêmes drames, coupables des mêmes crimes. […] Fraternité reconnue. Humble mais si violente [La marquise, p. 167].

Cette communion le décharge, sans la lever, d’une culpabilité collective : celle de la collaboration, que de mauvaises ondes ne cessent de lui rappeler, le poursuivant comme des Érinyes. Les ondes circulent entre les survivants d’Auschwitz et les disparus [Il y a, nous semble-t-il, entre la démarche attribuée à Desprez par Claude Mauriac et celle, ultérieure et plastique, de Christian Boltanski, une forte proximité. Nous songeons en particulier au Monument : Les enfants de Dijon, de 1985; aux Archives de C.B. de 1985-1988, aux Archives de l’année 1987 du journal « El Caso », de 1989. Toutes ces archives et tous les inventaires de Boltanski sont de sujets anonymes et d’objets banals et anodins. Tous les inventaires sont des compositions et des jeux de construction. Il s’agit de travailler aux traces et à leur conservation, quel que soit l’objet conservé. Car porter témoignage, c’est donner une leçon de lumière à travers une Leçon de ténèbres]. La forme du dialogue intérieur est nécessaire à la résonance entre les sujets, entre les présents et les absents, entre les vivants et les morts. Il y faut la succession des discours prononcés et des monologues intérieurs qui les lestent d’un investissement non seulement psychique, mais aussi éthique. S’éprouver comme un membre de l’espèce, avoir un horizon de mémoire commun avec ses congénères, tel est le bénéfice sotériologique de l’œuvre de Claude Mauriac. Se fondre dans la foule est une expérience de la condition humaine transindividuelle qui sauve de l’angoisse de mourir, puisque la foule est un cortège de vivants presque morts, analogue du point de vue métaphysique au défilé des morts presque encore vivants, ressuscités dans la mémoire :

Depuis des siècles et des siècles, cette même foule n’a cessé de passer ici. La foule, la foule toujours recommencée. […] Foule semblable à elle-même d’un jour à l’autre, d’année en année si peu modifiée. Mais insensiblement, inéluctablement, indéfiniment renouvelée, […] sans qu’il y ait eu une seule minute solution de continuité, les vivants s’étant avec fidélité relayés pour remplacer les disparus dont jamais personne ne remarqua l’absence. […] Lorsque je descends me mêler à elle, j’appartiens, moi aussi, dans mon uniforme d’aujourd’hui à cette cohue sans âge. Même aux heures où ils sont tous dans la rue, les gens de mon quartier, comme ils sont peu nombreux. Si je m’ouvre difficilement un passage, c’est dans la foule des morts. Ils me pressent, m’étouffent, m’appellent de toutes parts, moi leur voisin, leur ami, leur frère. Ces morts me consolent de mourir. Je serai bientôt des leurs. C’est tout… [La Marquise, p. 237].

Les romans sont le lieu d’accueil de ces combinaisons, juxtaposées et simultanées. Le mécanisme psychique de la communication et de la transmission de pensées tues coïncide avec la logique esthétique du montage, avec la combinaison entre conversations implicites et explicites, avec le dialogue intérieur entendu comme monologues croisés.

En outre et surtout, le projet poétique de l’œuvre Le Dialogue intérieur, loin de se concevoir comme involution et concentration solipsiste du personnage en son for intérieur, implique la disponibilité poreuse au monde, une espèce d’excès d’être en même temps qu’un défaut d’être, à force d’« humilité et [de] disponibilité totales » :

Un sage abandon aux forces qui me dépassent. La certitude que tout est là, sans moi; que je ne dois pas me croire indispensable à ces résurrections, puisque je suis presque mort déjà [La Marquise, p. 205].

 

Conclusion

Écrire Le Dialogue intérieur ou Le Temps immobile, comme se tenir à l’affût au balcon ou au carrefour, c’est refaire de la présence, à la fois incandescente et immuable. Le dialogue intérieur n’est donc évidemment pas simplement une invention formelle que l’on doive saluer pour la beauté du geste ou pour la gloire de l’invention. Il est consubstantiel à une idée de l’homme, à un nouvel humanisme, à une foi qui certes ne saurait se confondre avec le catholicisme de François Mauriac. La certitude de l’éternité entretissée à la certitude de l’humanité s’accorde davantage à un panthéisme mystique et à quelques révélations épiphaniques qu’au dogme de la religion révélée. Peut-être l’effort d’individuation aggravé par le poids de la filiation entre-t-il dans cette innovation, pour Claude Mauriac, mais le désir de l’expérience surnaturelle, la tension religieuse dessinent un espace psychique commun au père et au fils. Ce souci spirituel, cette nostalgie de la lumière telle qu’elle s’exprime à Vémars à la Pentecôte donnent la mesure de la grandeur et de la misère de l’œuvre de Claude Mauriac, de son tragique et de son pathétique.

Marie-Hélène Boblet-Viart, université Paris III - Sorbonne nouvelle

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