Claude  Mauriac
Accueil Plan du site Biographie Journal Plongées Le Temps immobile Le Temps accompli
Romans Théâtre Essais Cinéma Articles et entretiens Liens
Fonds BnF Textes de Claude Mauriac Bibliographie critique Textes sur Claude Mauriac
 Jean Touzot : «

 

« Courts métrages en complément de programme », telle est la définition que, me dédicaçant Qui peut le dire ?, Claude a écrite sur l’exemplaire qu’il me tendait. Le grand film, c’est évidemment Le Temps immobile, dont paraissait, cette année-là, le tome 8. Une égale modestie se lit sur la couverture qui referme ce recueil de 69 chroniques bimensuelles, échelonnées du 30 avril 1982 au 28 décembre 1984 et données à la Tribune de Genève, « en marge, précise-t-on, du Temps immobile et dans son prolongement ». En marge ? Si l’on veut, puisque dans l’organigramme des œuvres, le recueil figure, comme Une amitié contrariée de 1970 et Une certaine rage de 1977, à la suite des dix volumes du maître ouvrage. Mais à prolongement je préférerais approfondissement ou mieux encore couronnement, car Qui peut le dire ?, ce n’est plus L’Éternité parfois, le montage de 1978, c’est l’Éternité souvent, l’Éternité quotidiennement cherchée et, semble-t-il, enfin retrouvée, après de multiples médiations, culturelles ou non, et grâce à quelques intercesseurs, au sens le moins profane du terme. Mais avant d’accéder à cette sorte de crypte, si tant est qu’une crypte puisse couronner un édifice, nous saluerons d’abord le sommet d’une seconde carrière. Écrivain journaliste de haute lignée, Claude a pris à Genève assez de recul et de confiance pour accommoder l’actualité à son usage personnel. Nous reconnaîtrons ensuite l’essayiste éclectique en cet infatigable lecteur, capable de faire dialoguer les esprits du présent et du passé et de les mettre à l’unisson de sa quête. Ainsi Claude, du même geste que François, nous offre-t-il son propre reflet dans les livres qu’il a lus. Seconde ombre tutélaire, l’oncle Marcel fournit le titre général, trois fois répété dans le texte, comme un rituel testamentaire, par un Bergotte qui aurait reçu du surnaturel ce que la couverture appelle de « perfectibles échos ». Il faut avouer qu’en ces années 1983-84 l’espérance n’est pas un luxe: le septuagénaire perd Jeanne, sa mère, puis Michel Foucault, son second ami philosophe, après Maurice Clavel. En outre, tous les sanctuaires mauriaciens vont changer de mains à partir de l’automne 84 : Vémars, l’avenue Théophile-Gautier, Malagar. Encore marqués de l’ongle ou de la plume par le père, reste l’héritage des livres et les « jeux avec le temps » (Qui peut le dire ?, L’Âge d’homme, Lausanne, 1985, p. 13. Pour ne pas multiplier les notes, nous ferons figurer désormais, après chaque citation, le numéro de la page entre parenthèses) qu’ils favorisent. Lorsque Jean Vuilleumier lui offre une tribune à Genève, il propose à Claude, pour sa rubrique, un titre aussitôt adopté : « Le Présent composé ». Il n’est pas interdit de le faire entrer en résonance avec celui que, pour son Journal, Cocteau avait choisi : Le Passé défini. C’est à l’une des dernières chroniques que nous demanderons la justification du chapeau qui les coiffe toutes : « Plus de cinquante ans de la vie d’un homme et d’un siècle. Mon présent, déjà écoulé depuis que je l’ai nommé, est composé de tous ces présents. Et qui restent vivants. Là est la vérité qu’il m’a fallu toute une vie pour pressentir » (175). Mais la même page prévient que cette assurance n’entraîne nul renoncement à l’invisible. Claude le prouve, qui donnait le la dès la première phrase de sa première chronique, intitulée « Le Temps bascule » : « Les écrivains voient, parfois, dans une clarté fulgurante, un avenir à eux-mêmes obscur » (11). Bonds en avant et retours en arrière, tels sont donc les exercices d’assouplissement physique et métaphysique, au spectacle desquels sont conviés les Genevois, logés à l’enseigne du « Présent composé » et auxquels j’ai choisi de vous associer aujourd’hui.

 

Une première constatation s’impose. Voilà un journaliste dont la carrière s’étend sur plus de cinquante ans. Après La Tribune de Genève, elle se prolongera encore un peu à Sud-Ouest, avec moins d’enthousiasme. Eh bien, si l’on excepte L’Amour du cinéma, recueil de critiques de films, données au Figaro littéraire, les chroniques suisses sont les seules que Claude ait jugées dignes d’être reprises en volume et moins d’un an après que la dernière a été écrite. Flâneur des deux rives qui circonscrivent son île, il cherche d’abord un terrain d’entente avec son lectorat, en évoquant un autre promeneur solitaire, Jean-Jacques. Mais pour avoir qualifié de suisse « le citoyen de Genève », il reçoit un rapide démenti de quelques lecteurs. Il n’en faut pas plus pour que la glace soit rompue. La chronique suivante: « Être suisse ou pas », ramène l’alternative à ce qui paraît l’unique nécessaire : illustrer la langue française. Et Dieu sait que, de Benjamin Constant à Jacques Chessex, Claude ne se privera pas de célébrer les Suisses qui ont bien mérité de la francophonie. Une relation épistolaire s’est nouée, qu’entretient le chroniqueur: « L’art et l’âme des citations » s’achève sur cet appel pressant: « Je vous fais don, lecteurs, de ces quelques phrases précieuses. Si l’un d’entre vous souhaite, en retour, m’offrir l’un ou plusieurs de ses trésors personnels, j’en serai ému et heureux » (117). Un professeur-écrivain de Genève relève le défi et avec lui le dialogue devient un durable duo. Mais ce sont surtout des lectrices qui prennent la plume, l’une trouvant les chroniques trop mystiques, l’autre sans doute pas assez, qui lui conseille de recourir à un medium pour retrouver l’ami dont il pleure la perte.

À ce courrier quasi familial s’accorde le chroniqueur, qui lance d’emblée : « Attention, c’est aussi bien vous qui parlez par ma voix » (175). Interprète ou hôte parfait, il invite tout un chacun à entrer dans l’intimité de sa vie et dans les coulisses de sa création. Incidemment, on apprend que Claude est « passé à la télévision », qu’il a assisté aux obsèques d’un vieux gaulliste, reconnu Sophia Loren dans la foule d’une réception officielle, visité une exposition de photos de cinéastes. Mais il ne s’agit jamais d’éblouir la Suisse du spectacle des frivolités parisiennes. Ces précisions ramènent toujours à l’essentiel. Pourquoi, par exemple, donner le titre, le lieu, la date et l’heure d’une représentation théâtrale, sinon pour révéler qu’il y a soudain ressenti l’évidence d’une présence surnaturelle.

Reprenant à son compte l’idéal coctalien du « journalisme confidentiel », Claude fait suivre au lecteur, jusqu’en son achèvement, le montage du tome 8 du Temps immobile. Ici, c’est un texte de 1942 qu’il utilise, prémonitoire de l’œuvre à venir, là une lettre de son père. Il revient sur le volume précédent dont le titre : Signes, rencontres et rendez-vous, s’impose plus que jamais, puisque la simple lecture des « journaux de la semaine » (127) lui offre à la fois des sujets d’articles et des ouvertures sur l’inconnu. Au personnage d’un jeune romancier, il compare celui de son Zabé, récemment paru, chacun d’eux traversant, l’un à Venise, l’autre à Paris, des « flaques de temps » (110). Comme s’il souhaitait associer les Genevois à la gestation de sa chronique, il ne leur épargne ni les tâtonnements : « Je renonce à l’article commencé » (41), ni les revirements : « Le cri d’une de ces corneilles, dans le proche clocher de Saint-Louis-en-l’Île, m’a fait composer une chronique tout autre que celle prévue » (81). Mais il arrive que le texte et son commentaire, autrement dit le paratexte, s’entrelacent de façon constante. Le souvenir d’un mot de sa grand-mère : « Tu es ficelé comme un as de pique » (152), l’entraîne sur un terrain truffé de références littéraires. À mi-course, vient cette confidence: « Ainsi ai-je rêvé sur un mot pour écrire le début d’une chronique dont le thème me paraît peu digne de mes sujets habituels. Que voulez-vous, il y a des semaines où l’on est au plus bas de soi-même » (153). Il appelle alors à la rescousse l’abbé Bremond, qui l’inspire si bien que la chronique s’achève sur ce soupir : « Allons, à la fin des fins, elle n’est pas si mal ficelée ma chronique » (154). Le brio, le savoir-faire d’un journaliste chevronné se laisse au contraire admirer dans la composition de ses articles, parfaitement bouclés, soit que le titre trouve son écho dans la clausule, soit que d’une citation il tire la quintessence de l’article, nous y reviendrons.

Mais le journalisme intérieur est-il condamné à quitter la terre ? L’histoire la plus douloureuse rôde toujours dans la chronique : l’Occupation omniprésente, le souvenir des camps, des fours crématoires. L’actualité des années 80 sait aussi se faire une place. Écoutons ce début : « Je pense aux enfants de Khomeiny, ceux qu’il envoie au paradis d’Allah […] sur le front irakien. Et dans l’article que je suis en train de composer, j’écris […] “ces enfants nous font honte !” » (104). Mais ce cri est très vite mis en écho avec le cri identique, inspiré au pape Innocent II, en 1240, pour les enfants de la croisade. Ailleurs le journaliste applaudit au geste de réconciliation franco-allemand, à l’automne 1984, à Verdun, mais le souvenir des 700 000 morts l’incite « dans une page de journal, à crier seul sa vaine tendresse, sa détresse » (178). On retrouve même, dans ce journalisme qu’on imaginerait désincarné, le Claude Mauriac du comité de défense des prisonniers. Mais s’il prête attention au poète cubain Vals, « libéré après vingt ans de prison et de tortures » (162), c’est encore une fois pour recueillir de l’interview que Vals a donnée à un journal un témoignage d’espérance et surtout de foi.

 

On n’écrit pas une douzaine d’essais consacrés aux écrivains de son temps ou, pour reprendre le titre de l’un d’eux, aux hommes et idées d’aujourd’hui, sans être un lecteur d’un insatiable appétit. Avec et sans apostrophe la littérature fut la grande affaire de Claude Mauriac. Qui peut le dire ? en fournit généreusement la preuve. Ne lit-on pas à l’incipit d’une chronique : « Les livres sont pour nous des pièges à prendre des secrets » (35). Il ne sera donc pas interdit de reconstituer le portrait de l’auteur en examinant ceux qu’il cite. Auparavant, une liste de ses maîtres à penser peut être établie à partir du nombre de chroniques qui enchâssent des citations de leurs textes. Comme on pouvait s’y attendre, François arrive en tête avec sept chroniques mais Proust l’y rejoint. Julien Green fait presque aussi bien : six. Stendhal : quatre. Suivent avec trois : Balzac, Dickens, Du Bos, Freud, Duras et Char. On est surpris que Gide ne soit cité que dans deux chroniques, pas plus que Wilde, Valéry et Breton. Si l’on faisait intervenir le nombre de fois où le nom apparaît tout nu, François Mauriac se détacherait beaucoup plus nettement. Autre nuance à apporter : un écrivain contribue parfois à une seule et même chronique, mais il fournit plusieurs citations. Tel est le cas de Jean-René Huguenin, quatre fois cité, autant que Sartre.

Un critère encore plus intéressant peut être proposé. Comme François et tout bon journaliste, Claude soignait ses titres. Ils sont justes, piquants et parfois poétiques. Dans 25 cas sur 69, il les emprunte à des écrivains, soit qu’il les cite intégralement : « La lividité de l’éclair » (141), c’est du grand François Mauriac, soit qu’il les retouche comme ce Baudelaire : « Le vert paradis des visions enfantines » (152), qui transcende singulièrement le « ficelé comme un as de pique ». Il arrive que Claude croise deux formules. Ainsi Abellio et Freud donnent-ils naissance à cet hybride très claudemauriacien : « Les instantanés de l’éternel » (32). Le lecteur ne se sent pas enfermé, ni dans l’espace : voir Mishima ou le Cubain déjà rencontré, ni dans le temps : d’une pensée de Pascal voici : « Trop de vérité nous étonne » (170), et Fabre d’Églantine, le poète révolutionnaire d’Il pleut bergère…, offre ce titre : « Blancs moutons tachés de sang » (53). Poètes et romanciers dominent. À ceux qu’on a déjà nommés, ajoutons Nerval et La Tour du Pin, Restif de la Bretonne dont le cri : « Ah! Ma chère île, ma chère île » (14) est en quelque sorte d’un voisin, Balzac et Chessex, frère en poésie pour son culte de l’adjectif immobile. Claude puise d’autres titres chez les philosophes : Heidegger, Foucault, surtout ceux qui nourrissent la quête spirituelle : Kierkegaard, Maritain, Gilson. Dans la seconde moitié du recueil, à mesure que grandit la soif des eaux vives, les hommes de Dieu paient leur contribution: le père Couturier, qui prononça l’épithalame de l’écrivain, le Green du Journal, qui en fait l’exégèse. Du Bos revit dans « La ligne de partage des eaux » (164), formule qui servit à classer les grands esprits des années vingt dans le débat « sur la transcendance et la vérité ». Un titre banal : « Ce qui ne passe pas » (77), volé à une interview de Jean Paul II, est sublimé par le contexte, car Claude reconnaît sa propre démarche dans « cette saisie de ce qui passe pour en extraire ce qui ne passe pas » (79). Belle définition du journalisme intérieur et qui nous ramène au couple du temps et de l’éternité, ligne de force de ces chroniques.

 

Plusieurs questions nous attendent au terme de cette étude sur les lectures de Claude. D’abord pourquoi prennent-elles tant de place dans ces chroniques, fidèle miroir de son mode de vie. La même réponse jaillit aux deux extrémités du recueil : « Quelle que soit notre préoccupation du moment, le livre que nous lisons y apporte presque toujours, sinon une réponse, du moins un écho » (173). Perfectibles échos, rappelons-nous la formule. Heureuse coquille, s’il est vrai qu’il faudrait lire : perceptible. Même les lectures de hasard confirment cette sorte de loi. Et parfois, il suffit d’ouvrir un livre au petit bonheur pour obtenir une sorte d’oracle. Cela s’appelle la bibliomancie, à laquelle une chronique est consacrée et qu’au moins deux docteurs de l’Église ont pratiquée, à des moments cruciaux de leur itinéraire : « Le hasard de ces rencontres, celle de saint Augustin, celle de saint François d’Assise, a été pour le lecteur peu digne de ces choses que je suis, non pas une réponse mais une façon, singulière, d’entrevoir l’invisible et d’entendre les cris du silence » (102). Ici, comment ne pas revenir sur cette définition fondamentale des livres : « pièges à prendre des secrets » ? Qui conduiraient au grand Secret.

Si nous avons implicitement rapproché Qui peut le dire ? et les Mémoires intérieurs, comment faire l’économie d’un parallèle entre les lectures de Mauriac père et fils ? Du côté des romanciers et des poètes, beaucoup de références sont communes, mais il est peu probable que François eût su trouver chez Marguerite Duras et notamment dans L’Amant des « merveilles inépuisables » (185). On sait, en outre, et pour ne citer qu’un poète, qu’il vouait à René Char une admiration bien différente de celle dont déborde Claude. Ces réserves faites, il faut rappeler qu’en 1984, après la mort de Jeanne Mauriac et la vente de son appartement, vient le temps des partages. Et, s’agissant de sa bibliothèque, « tout se passe, écrit Claude, comme si mon père guidait ma main » (139). Le sort lui attribue ses livres de chevet: le Journal de Raïssa, l’autobiographie du cardinal Newman, des ouvrages de l’abbé Bremond. Claude s’en imprègne, s’arrêtant religieusement aux pages cornées, aux passages cochés par son père qu’il touche, comme s’il s’en dégageait un fluide conducteur de la bonne nouvelle.

Mais on peut aller plus loin, ou plus profond, dans la comparaison des Mémoires intérieurs avec Qui peut le dire ? en abordant leur mode de composition. On sait que le premier livre s’apparente à un patchwork admirablement réussi, puisque, en les regroupant par thèmes et sujets, François s’est borné à abouter ses chroniques du Figaro littéraire. Claude, lui, a gardé l’ordre chronologique des siennes à la Tribune de Genève. Leur succession obéit pourtant à une architecture secrète. Tout commence par une captatio benevolentiæ ad usum helveticum, comme on l’a vu. Puis, quinzaine après quinzaine, croît l’intérêt du chroniqueur pour tout ce qui paraît annihiler le temps, à commencer par les oiseaux : chauves-souris accompagnant depuis des millénaires l’angoisse humaine, corneilles dont le rauque appel lia la Bastille d’autrefois à l’île Saint-Louis d’aujourd’hui. L’histoire selon Michelet offre sa contribution : « longue croisade à travers les siècles », avec des « allées et venues dans les deux sens » (48). Pourquoi Claude s’intéresse-t-il aux photographies ? Parce que, comme les pages d’un journal datées, les minutes y sont « immobilisées » (83). Pourquoi collectionner les autographes ? Parce que tout à la fois ils exaltent et nient le temps. Cette conception ou cette obsession entraîne Claude très loin. « Frappé par la permanence de [son] être » (96), il cède à plusieurs reprises à la tentation de contester toute diversité en littérature. La fréquentation des anthologies prouverait qu’il n’y a qu’« un seul et même poète dans la suite des âges » (91), un seul et même livre « éclaté en fragments plus ou moins heureux » (111) et si l’on rapproche deux chroniques voisines : « un seul et même homme, une seule et même âme » (91). Et l’on revient toujours à l’immortalité de l’âme.

Au cours du même été 1983 – nous sommes donc à la mi-temps de sa collaboration – Claude confie au tome 8 du Temps immobile cette découverte paradoxale : « Mes chroniques de la Tribune de Genève dessinent depuis plusieurs mois, avec de plus en plus de précision, les contours d’une foi que je n’ai pas, pourtant, mais qu’à me lire les abonnés et acheteurs de ce journal ont toutes les raisons de croire mienne, ou très proche d’être mienne » (Temps immobile 8, p. 149). Quelques mois plus tard, nouvelle preuve d’une croyance irrationnelle. Dans une chronique à lui-même « mystérieuse », confie-t-il à son journal (ibid., p. 517), et qu’il intitule « Des sentiments qui sont des certitudes » (127), il évoque les visites en rêve des morts, auxquelles il ajoute foi, tout en sachant qu’elles sont impossibles. À commencer par les grands convertis : Claudel, Du Bos, Clavel, les intercesseurs n’ont jamais manqué à cet incroyant, mais comme Patrice de La Tour du Pin, initiateur du Secret, ils avaient, dans la deuxième partie du recueil, vocation d’apporter la lumière. Mieux encore: telle parole de Raïssa Maritain provoque cet effet renversant : « Sa foi est la nôtre le temps de ce bref contact, de ce flash d’une lumière d’éternité soudain » (138). La dernière section mobilise le témoignage des mécréants ou des athées. Ainsi Char ose-t-il nommer âme « quelque chose d’irrévélé, de capital en nous » (97). Même Godard, le cinéaste suisse, écrit le nom de Dieu sur une dédicace et Duras le fait éclater dès les premières pages de L’Amant. Si Sartre a le privilège d’être cité quatre fois, c’est pour ses fréquentations ecclésiastiques au temps de la guerre. Sans doute, observera-t-on, n’y a-t-il qu’un pas de citer à solliciter.

Cependant, un à un, les médiateurs se retirent. Moins chargées de références livresques, les ultimes chroniques confirment Claude dans la certitude de l’éternité retrouvée, elles le laissent seul face à un invisible patiemment apprivoisé. Puisqu’elle a été tenue, il peut enfin rappeler la promesse que, dans un éblouissement fugace, lui avait faite le Valois de son enfance, en deux sanctuaires voisins : une clairière du bois de Villeron, un coin de jardin, autour de la maison de Vémars, désormais perdue. Au seuil de ce en quoi nous avons reconnu la crypte du Temps immobile, le lecteur ne peut donc que s’éloigner pudiquement, sur la pointe des pieds.

 

Il reste au spectateur de ces courts métrages qui magnifient et couronnent le grand film, bref il reste au guide de ce petit chef-d’oeuvre à terminer sa tâche. Notre bilan sera bref. Journalisme intérieur : en choisissant ce titre, non seulement nous n’avons pas trahi l’auteur, qui présentait formellement ces chroniques comme un « Journal intime » (177), mais nous les avons élevées au niveau d’une œuvre maîtresse de François Mauriac. D’une longue confrontation avec les textes et les idées, l’essayiste a gardé le goût de la lecture critique et le culte des citations. C’est autant de « clefs d’or » (122) qu’il offre au chercheur d’absolu. Mais avant de le trouver, il lui a fallu détruire le mythe du temps galopant et ravageur. Journaliste, diariste, essayiste : je m’avise soudain que c’est le portrait d’un héros en trois personnes que je viens d’ébaucher. Et je serais déçu, l’ayant cité moi-même généreusement, si je ne vous avais convaincu que Claude Mauriac est un authentique poète de l’instant éternisé.

 

Jean Touzot, université Paris IV - Sorbonne

haut de page page précédente page suivante page d’accueil