Claude  Mauriac
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Le Fauteuil éventré

 

Le Fauteuil rouge (voir l’article le concernant) devait comporter une suite. On lit dans le Journal de Claude Mauriac : « Notre lilas en fleur, la tourterelle revenue, le Fauteuil éventré, commencé à Paris, continué ici, au cas où le Fauteuil rouge aurait assez de succès pour qu’une suite soit envisageable, monnayable… » (6 mai 1989). Et le lendemain (7 mai) : « Et moi, curieusement, après mon journal du matin, j’ai travaillé, inspiré et précis, à ce Fauteuil éventré susceptible de nous procurer quelque argent en cas de besoin. » C’est cette amorce de roman que nous reproduisons ci-dessous.

Pourquoi Claude Mauriac l’a-t-il interrompu ? La première raison, évidente, c’est l’insuccès du Fauteuil rouge, publié anonymement (sous le pseudonyme d’Harriet Pergoline) et sans aucun service de presse (pour ne pas trahir l’identité de l’auteur). Pas de succès. Donc pas de suite… Mais à la lecture des pages écrites, il semble qu’une autre difficulté ait arrêté Claude Mauriac : le risque de répétition. Il le fait dire à son héroïne qui n’est plus Harriet Pergoline, mais sa rivale : « Et ce n’est pas la moindre raison que j’ai de lui en vouloir : qu’elle [Harriet] ait exprimé avant moi ce que j’aurais aussi bien dit si elle m’en avait laissé le temps. » Ou encore : « … ces images qui, dans le livre d’Harriet, me rendent jalouse. » Enfin, avec plus de précision : « Je m’aperçois que j’ai tendance, sans la copier ni m’en inspirer, mais en m’inspirant de ma vie et en la copiant, à recommencer le livre d’Harriet. » Rivale d’Harriet, vedette comme elle de la télévision, elle risque de la démarquer en parlant de télévision et de son image à la télévision. Risque que le Fauteuil éventré, appelé d’ailleurs dans le texte « fauteuil rouge éventré », ne soit un plagiat du Fauteuil rouge. Du coup, Claude Mauriac l’abandonne en cours de rédaction.

Pourquoi publier cette ébauche ? Si l’auteur l’a délaissée, il ne l’a pas détruite. Les pages rédigées sont même soigneusement corrigées. Et l’on y trouve des thèmes claudemauriaciens habillés d’heureuses formules. En outre, on y voit l’auteur au travail. Le manuscrit comporte 52 feuillets 14,5 x 21. Chaque feuillet reçoit un texte plus ou moins long : si certains développements débordent sur un second feuillet, la plupart du temps ils ne dépassent pas le feuillet et même se réduisent à quelques lignes, deux au minimum. Nos paragraphes correspondent à ces feuillets. On connaît en effet la méthode de composition de Claude Mauriac : faire de petites rédactions partielles sur des fiches. Puis en réaliser un montage. Quand celui-ci est définitif, il est possible de numéroter les fragments. Avec le Fauteuil éventré, nous sommes au début de la période créatrice. L’assemblage définitif est très éloigné encore. Nous avons donc ici les pierres d’attente d’un monument futur. À prendre comme telles. Nous les donnons dans l’ordre du manuscrit.

À regarder de près ce manuscrit (ou plutôt ce tapuscrit), on peut émettre une hypothèse sur le tournant pris par Claude Mauriac en cours de rédaction. Il semble qu’au départ le roman avait pour auteur Harriet Pergoline comme le Fauteuil rouge. Après la grandeur d’Harriet, nous aurions eu sa décadence. Témoin le fait que la star s’en prend à une concurrente du prénom de Brigitte. Ce prénom subsiste deux fois, par oubli, dans le texte. Il est soigneusement raturé par la suite et remplacé, d’une écriture manuscrite, par Harriet (dix-neuf fois). Ainsi le livre vire de bord : sa rédactrice, jamais nommée, est une vedette de la télévision qui a été évincée par Harriet et qui veut se venger d’elle en écrivant un témoignage où elle exhale contre elle sa rancœur et sa haine, comme on le verra dans le texte. Impossible de lui donner un nom, ni même un prénom (ou alors ce serait Brigitte). On ne sait sous quel nouveau pseudonyme se serait dissimulé l’auteur s’il avait achevé et publié son ouvrage. Contentons-nous donc de ces membra disjecta et laissons-nous aller au plaisir de lire du Claude Mauriac.

Jean Allemand

 

 

 

 

Plage où je suis partie pour écrire mon livre. Seule dans ce petit hôtel. Hôtel des deux mers. Des deux morts. Celle de la vedette que je fus. Celle de ce qui demeure en moi, trop lente, et où je sauterai, peut-être. Plongeon qui me délivrerait. Mais, Harriet resterait là, vivante et célèbre. Même pas foutue d’écrire seule son foutu livre et en en retirant un succès de gloire (puisque c’est le mot qu’elle emploie, la conne !) et d’argent. Mais elle est si riche, déjà, si riche. L’argent, moi je m’en passe (il le faut bien). Mais je ne me passe pas de ne plus passer à la télévision. Me consoler avec un livre, moi aussi (moi surtout !) et l’écrire moi-même, mot après mot. Non pas injure après injure. Je vais rester objective. Essayer de garder la tête froide. Mais c’est le cœur qui brûle. Pas le corps, comme cette Harriet obscène. Encore que. Mais, au moins, non je ne le jugule pas, mais je n’en parle pas. Ou le moins possible.De façon directe ou insidieusement latérale, Brigitte [Claude Mauriac a oublié de corriger le prénom], chaque nuit, continue de me persécuter. Parfois, comme cette nuit, justement, de façon particulièrement vicieuse. J’étais (ou j’étais revenue) aux plus beaux jours de ma gloire (c’est, c’était bien le mot, en effet). Je jouissais dans la rue des regards qu’il m’était interdit de voir, visible pour eux seuls à moi-même invisibles. Mais là, du moins, ils étaient présents, et leur admiration, leur émotion de me rencontrer ne les nimbait pas de lumière, non, c’est moi qui rayonnait, mais elle frappait leur visage de stupeur, de bonheur. Et soudain, alors que je jetais au passage un coup d’œil dans une belle et grande glace, un miroir comme on en trouve entre les vitrines de certains magasins, qui je vis là et qui me souriait avec ironie. Vous l’avez deviné, mais je ne m’y attendais certes pas, Harriet, vers qui, derrière moi, je veux dire derrière elle, convergeaient tous ces regards éblouis.

Persécutée, nuit après nuit, par Harriet, sournoisement aimable dans ces rêves enchaînés où elle ne cesse d’être là où je ne l’attendais pas et dont l’excessive gentillesse est le masque d’une hostilité d’autant plus doucereuse qu’elle la sait douloureuse. Rassurée, au réveil, en découvrant qu’elle n’a rien su de l’effet sur moi de cette persécution acharnée dont obscurément, patiemment, elle continue, peut-être, sans doute, de se remémorer les plans et de monter les pièges, en ignorant qu’ils fonctionnent chaque nuit, sans elle, contre moi qu’elle continue de persécuter, alors qu’elle s’est débarrassée de moi, m’a vaincue et n’a plus rien à craindre d’une rivale non pas seulement exclue, mais disparue. Je veux dire : très exactement effacée puisqu’aucun écran dans aucune maison ne reflète plus son sourire oublié.

Si elle fait parfois allusion à moi, Harriet, pas une seule fois, ne me nomme dans son livre, ce qui ne signifie pas qu’elle m’efface, je suis là sans cesse qui la menace et lui fait honte de ses insuffisances, de sa suffisance, jusqu’au jour où, alors que je ne m’y attends pas, à la suite de longues, de patientes manœuvres que je n’avais pas décelées, si je les soupçonnais, elle me poussa hors du cadre où nous nous succédions de semaine en semaine, et me voici out – à jamais, peut-être, qui peut le dire. Si elle ne me nomme pas, elle ne me gomme pas. Je suis là, hors champ, qui la menace et qui la juge. Je la hais, Harriet. Je hais, j’ai failli dire son vrai nom, vous avez bien compris que je brouille les pistes.

Souffrance. Je suis en manque sans qu’aucune drogue de remplacement ne soit concevable, imaginable, je suis ou je ne suis pas à l’image, j’occupe ou non les écrans, les maisons, les esprits, les cœurs, les corps, mon image à la fois vagabonde et omniprésente sautant de toit en toit, d’antenne en antenne, s’installant au même moment dans toutes les demeures du pays. On m’a coupé les ailes, je ne puis plus voler de village en village. Harriet occupe seule la place, sur cette chaîne-là, à ces heures-là, seule Asmodée désormais qui se coule dans les cheminées et se glisse dans ces autres demeures closes que sont, corps et âmes, ces millions de téléspectateurs. Je la hais, je la hais, je la hais, je la hais. Elle est, elle est, elle est, et je ne suis plus.

Henri : « Je n’étais pas et je ne serai plus, où est la différence ? » Il parle de l’avant sa vie et de l’après sa mort. Mais moi, bien vivante et pourtant amputée de toutes mes vies voyageuses, je ne suis plus nulle part, je suis seulement ici. Vie voyageuse… Surprise heureuse des mots. Comme des canards sur les étangs, vie voyageuse posée sur les écrans. Mais il n’y a plus de voyage.

Écrans : miroirs qui renvoient à domicile nos images. Pigeonniers pour les colombes éparpillées de moi-même.

Elles errent encore un peu partout, ces parcelles flottantes de moi-même qu’aucun miroir ne peut plus accueillir.

Étais-je donc vraiment là où je n’étais pas ? Des quatre coins du ciel, mon être dispersé ramené directement à son centre, localisé dans l’espace et le temps, n’est plus qu’une petite boule pensante, n’est plus rien. Après l’ivresse, la sagesse. Mais ce ne sera pas facile.

À la table voisine de la salle où nous prenons nos repas, un jeune homme. Il ne cesse de me regarder. Combien de temps aurai-je encore le bonheur d’être ainsi reconnue ?

On me connaît, on me sourit, on m’aime, on me reconnaît, on me demande pourquoi on ne me voit plus ? C’est de moins en moins souvent que l’on me parle, que l’on me regarde, je ne suis pas oubliée, pas encore, mais je ne suis plus indispensable, on se passe très bien de moi depuis que je ne passe plus sur les ondes, ai-je tant changé ? On me reconnaît, mais on ne me reconnaît plus. Je veux dire, au sens diplomatique du mot : comme une puissance, car on m’identifie encore au passage, on me fait de temps à autre, de plus en plus rarement, un petit signe, et je réponds d’un signe de plus en plus timide, signe de perdition, la foule anonyme m’entoure, m’aspire, je coule, je suis perdue et Harriet triomphe d’autant plus désormais qu’elle ne pense même plus à moi, à quoi bon, je n’existe plus. Adieu.

Je ne comprends pas Henri, il est célèbre, pas autant que moi, je veux dire : que je ne l’étais, de la façon dont je l’étais (encore qu’il passe à la télévision à chacun de ses livres, donc qu’il goûte aussi cette sorte de gloire-là) (lorsque Brigitte [correction oubliée] ose parler de gloire, décidément elle n’a pas tout à fait tort). La célébrité ne lui suffit pas. Elle ne lui est d’aucun secours. Il n’en parle jamais, mais son désespoir se sent, sa solitude, jamais homme ne fut plus seul, plus désespéré. Et il a eu encore cette semaine, un grand article d’admiration, de louange, dans le supplément littéraire du New York Times ! La célébrité me distrayait de la solitude qui était là, dans l’ombre de ma « gloire », et j’en souffrais sans me le dire, peut-être, le savoir. (C’est Henri qui a ajouté ces dernières lignes sur mon manuscrit, c’est lui qui a mis des guillemets à gloire).

Henri a lu quelques pages de ce texte, il m’a dit que c’était beaucoup mieux qu’il ne s’y était attendu, qu’il suffirait de quelques corrections, ici ou là, pour en faire un livre publiable. J’élude son invite (si c’en est une). Je n’ai pas besoin d’aide, surtout pas. Je veux me montrer honnêtement telle que je suis dans un livre honnête. Harriet a eu un rewriter, elle en fait elle-même l’aveu dans son livre, mais il suffit de la connaître, nulle et bête comme elle est, pour savoir qu’il a fait tout le travail.

Trouvé cette note d’Henri : « Unité de ces deux livres, grâce à moi. Mais elles ne s’en doutent ni l’une ni l’autre. » Il se vante, car ce n’est pas lui le rewriter d’Harriet.

Je n’ai pas de rewriter, moi, mais j’ai mon cousin qui utilise fort astucieusement les mots que je ne connais pas. Je fais parfois l’imbécile, comme cela, histoire de rire un peu (je n’ai pas envie de rire). Les quelques mots que mon cousin Hildebert m’a appris m’ont éclairée sur moi-même.

Sinistre, elle est. Alors qu’il m’arrive d’être drôle.

C’est bien d’un homme de croire que, parce que je suis une femme et de surcroît vedette de la télévision (passe pour Harriet, il n’y a pas plus bête qu’elle), je suis, moi, incapable de penser, d’exprimer ce que j’éprouve, d’écrire. Pour Henri, mon insuffisance et mon incompétence vont si bien de soi, qu’aucun doute ne peut venir à son esprit et que la question ne se pose même pas.

Ex-vedette… [sur la même fiche que la précédente]

Je le soupçonnais depuis longtemps, j’en ai la preuve, aujourd’hui, Henri me l’a avoué, il a reconnu avoir été dans la vie d’Harriet, un moment, alors qu’elle était inconnue. Non seulement dans sa vie, mais dans son livre. Sous le nom de Carl. Il a d’abord nié, puis a fini par avouer, reconnaître. Ce n’était pas difficile à deviner. Ce qui m’étonne, c’est qu’Henri, célèbre, veuille encore de moi en perte de célébrité. Cela ne durera pas. Cela dure. Je lui apporte mon corps comme il m’apporte le sien. Cela ne va pas très loin. La longueur de son sexe, la profondeur du mien. Mais, surtout, nos deux intelligences accordées.

Il fut un temps où nous avons été amies, Harriet et moi. Heureuses de nos débuts, en concurrence heureuse. Je l’ai bientôt distancée, elle n’a pas aimé, coiffée d’abord au poteau, puis laissée loin derrière, tout au moins je le croyais, je le crus jusqu’au jour où elle a repris du terrain, m’a, mine de rien, rattrapée, dépassée, exclue, éliminée, la salope. Joie de ces injures méritées que je lui adresse en chapelet chaque soir avant de m’endormir, et de la retrouver, en rêve, souriante, onctueuse, accueillante, faussement aimable, l’abominable ! Les hommes ne peuvent imaginer combien profondément, intensément, vitalement, deux femmes peuvent se haïr ; rivales, toujours, mais plus que partout devant les caméras si elles ont eu la chance de s’y affronter.

Louis-André. Il ne me plairait pas autant si je ne lui plaisais.

Miroir aux alouettes des regards qui volent par centaines de milliers autour de nous. Harriet a su exprimer cela, elle a trouvé les formules, pas si bête que je le dis parfois, lorsque je la compare avec moi ? Que je ne me laisse plus injustement aller à mes justes reproches. Elle est intelligente, cette idiote.

Oui, il faut le reconnaître, elle a assez bien dit cela, dans son livre, Harriet : cet éparpillement de notre être dans l’air du pays, des pays, notre moi éclaté, capté, reconstitué intact dans sa présence, vivant, au même moment sur des millions et des millions d’écrans. Tout entière, partout. Aimée, désirée par une multitude d’êtres dont chacun se croit seul avec moi. Avec elle, hélas ! avec elle. Je la hais.

Parce que nous nous donnons à voir, il est admis que nous n’avons que cela à donner. Dépourvues de toute autre intelligence que superficielle et immédiatement fonctionnelle. Ils nous prennent pour des idiotes, ces idiots.

Et ce n’est pas la moindre raison que j’ai de lui en vouloir : qu’elle ait exprimé avant moi ce que j’aurais aussi bien dit si elle m’en avait laissé le temps. Si je ne m’étais pas ainsi laissé précéder. Posséder. Seul espoir, seul devoir : la, et pour cela me, dépasser. J’en suis déjà fatiguée.

Ce qu’elle n’a pas dit, toute intelligente qu’elle est, il y faut une finesse qui lui manque (« Tu es bien plus sensible qu’elle, m’a dit Henri, moins sensuelle mais plus sensible… » Sensuelle, la salope ! Obsédée, oui, hystérique, nymphomane), ce qu’elle n’a pas dit, pas même pressenti…

… Et qu’il faudra que je dise, moi, lorsque je l’aurai trouvé.

Comme un coucou dans la forêt si lointain qu’on ne sait pas si on l’entend ou si on le rêve… La suite ne vient pas, ces images qui, dans le livre d’Harriet, me rendent jalouse.

Violée par les plus moches de tes admirateurs, sur ton fauteuil rouge éventré, je me délecte en me passant et me repassant la scène sur mon magnétoscope intérieur. Cruelle, peut-être, mais tu ne mérites pas mieux. Nue, humiliée, violée sur ton fauteuil rouge éventré, que ne te voient-ils et ne te revoient-ils pas ainsi, tes admirateurs, cela leur ferait du bien de te découvrir enfin telle que tu es vraiment.

Son fauteuil éventré. Ma célébrité éventée.

La cause, lointaine, de mon éviction est, peut-être, ce changement de coiffure auquel je m’étais résolue. J’ai voulu être à la mode, en oubliant, c’était impardonnable et ce ne fut pas pardonné, qu’il me revenait de la faire. Il faut moins de quelques cheveux pour rompre un tel équilibre.

J’ai, heureusement, mon pigeonnier, cette petite maison que j’ai achetée du temps où je m’y reposais. Je l’aime tant cette petite maison avec son petit jardin dans cette grande campagne un peu triste, je rêve de ses envols, s’il était possible que nous allions, elle et moi, nous poser sur une plage déserte ou en altitude, dans la solitude et l’air des montagnes, rêve absurde auquel je m’abandonne. Tout resterait en place de ce que j’ai arrangé ici avec tant d’amour, meubles, tableaux, livres, les livres surtout, ce serait la maison qui se déplacerait.

Quelques coups de pédales et les hélices tournent et ma maison s’envole et je me pose dans une clairière. Moteurs éteints, le chant du coucou, le gémissement de la tourterelle. Mais il n’en faudrait pas beaucoup de maisons volantes de cette sorte. Tous les endroits tranquilles seraient occupés, il y aurait des problèmes de circulation le samedi. Rêveries qui me font du bien. C’est chez moi, le bien nommé, que mon moi se retrouve.

Je l’ai pourtant trahie, ma petite maison, pour cette longue plage. Cet hôtel où j’espérais être moins seule. Louis-André ne me suffit pas. Mais je ferais bien l’amour avec lui, s’il osait.

C’est pour moi une expérience encore nouvelle (ou de nouveau nouvelle, j’avais connu cela dans mon obscure jeunesse), il est agréable d’être désirée, choisie, peut-être aimée, pour ce que l’on est dans la nuit de sa seule beauté, de sa seule jeunesse. Il a vingt ans ; j’en ai trente (un peu plus). Non pas incognito pour lui : inconnue. Mais reconnue, choisie.

Un seul appareil de télévision, à l’hôtel, celui de la salle commune. Pas de magnétoscope. (J’emporte toujours avec moi quelques cassettes, en cas…) Il faudra tout de même que Louis-André me voit aussi telle qu’en moi-même la télévision me change. J’avais été un peu triste, je suis maintenant heureuse que Roland n’ait pu m’accompagner pour ces courtes vacances. (Je suis toujours en vacances…)

Roland est un de mes anciens téléadmirateurs (vérifier si Harriet n’a pas employé cette expression…). Par chance pour lui (car il n’aurait pu parvenir jusqu’à moi si j’étais restée une vedette), il est devenu mon amant, de corps sinon de cœur. Il passe et repasse d’anciennes émissions de moi, son regard glisse du visage de l’écran au mien, il dit : « Personne d’autre au monde ne te regarde plus, là, sur le petit écran, où tu es toute à moi, seule à moi. » Et c’est cela qui l’enchante plutôt que ma présence, près de lui, à portée de ses mains, de ses lèvres. Il ne fait pas alors l’amour avec moi mais avec mon image, comme lui, déjà, et tant d’autres, aux mêmes moments, naguère encore (autrefois, déjà ?). Fin de cette émission magnétoscopée. Il se tourne vers moi, il dit, Roland dit : « L’image est effacée et tu es toujours là ! »

Il arrive à Roland de détourner son regard de l’écran, de me dévisager avant de retourner à l’image. Je n’ai pas changé, pas encore, et pourtant, avant même qu’il ait parlé, j’ai décelé son inquiétude, comme si, sur l’une et l’autre de mes images, le rayonnement était moins grand, l’intensité moindre. Et il dit, je ne m’étais pas trompé, il dit : « Elles s’usent les piles de la célébrité, il faudrait les recharger un peu. Un petit retour, un petit séjour devant les caméras suffiraient. » Puis après un silence : « Je ne crois pas qu’il soit raisonnable d’y compter, n’est-ce pas ?… »

Je suis jeune encore. Ce n’est pas la jeunesse qui me manque, mais cet autre éclat que je devais à la diffusion de mon image répandue aux quatre coins du monde et dans tous les recoins des maisons. À être moins connue, moins reconnue, je m’efface. Comme elle est douloureuse cette lente, longue, sûre, inévitable déperdition d’être. J’existe de moins en moins. Je n’existe déjà presque plus. Roland, visiblement, profite de mes restes. Bientôt il se détournera, m’abandonnera, j’en trouverai d’autres, des hommes, ce ne sont pas les hommes qui manquent, mais les téléspectateurs, ceux d’autrefois m’oublient, ceux d’aujourd’hui ne m’ont jamais vue.

Harriet avait rencontré je ne sais plus où, à l’étranger, un jeune homme qui ignorait tout d’elle, oui, c’était à peine croyable. C’est à peine croyable qu’il ne sache rien de moi, pas même mon nom, ce jeune homme dont j’ai fait ici la connaissance. Il ne me plairait pas autant si je ne lui plaisais, non pas dans mon incognito, mais dans mon obscurité. Si connue que nous soyons, nous ne pouvons l’être de tous les hommes. Là encore, elle m’a précédée, Harriet. Je m’étais un peu moqué d’elle, je comprends maintenant ce qu’elle voulait dire, je le vis. Et sans amertume : il ne s’agit pas d’une célébrité en voie d’effacement (ce qu’elle est, hélas !) puisqu’il n’a jamais entendu parler de moi, qu’il ne m’a jamais vue, Louis-André.

L’amour de Louis-André. Ses regards. Je n’ai jamais été aussi bien vue que par ce jeune homme qui ne m’a jamais vue.

Pour les téléspectateurs (dans ce genre d’émissions), un bain d’imbécillité. Pour nous (qui les présentons) une lente, sûre, totale imbibition qui nous fait encore plus débiles qu’eux puisqu’ils ont, pour la plupart, d’autres occupations et préoccupations.

D’abord on essaye de résister à la marée montante de la bêtise. Puis on se laisse prendre (au jeu). On est d’abord mouillée (compromise), puis peu à peu submergée (complice). Et, de surcroît, c’est un comble, heureuse. (Et malheureuse, alors que l’on devrait se sentir délivrée, sauvée).

Lumière du direct : bain révélateur de ce que je suis. Telle que moi-même, enfin, et que n’ont pas la chance de pouvoir se découvrir les autres. Non le paraître. L’être. Je me répète. Bouées dans cette perdition. Je ne suis plus nulle part, je ne suis plus personne.

Je m’aperçois que j’ai tendance, sans la copier ni m’en inspirer, mais en m’inspirant de ma vie et en la copiant, à recommencer le livre d’Harriet. Mêmes réactions, mais aussi au sens chimique du mot. Plongées dans le même bain et devenant autres (différentes de toutes les autres), pareilles (pareilles à celles qu’ont transformées la chimie (l’alchimie) télévisuelle).

Depuis que je n’y suis plus, mes piles d’intelligence se sont rechargées.

On se console comme on peut. Du moins ai-je enfin échappé à la connerie absolue.

Certains m’ont, à l’hôtel, repérée, mais sans l’émotion d’autrefois.

Je regarde encore, de moins en moins, mais je ne puis tout à fait éviter de regarder la télévision. J’y reconnais de vieilles juments de retour (de retour chaque soir !) ; quelques nouvelles sans talent. Et Harriet, Harriet, Harriet (comme mon chagrin) sans cesse recommencée…

J’ai d’abord cru que je reviendrais, que tôt ou tard on me rappellerait. Je n’ai plus trente ans (je vais devoir renoncer à cet âge que j’ai dit le mien, si longtemps). Peu à peu j’ai perdu tout espoir. Et c’est le désespoir, comme s’il me fallait admettre qu’il ne me serait plus jamais possible de me donner, que c’en était à jamais fini, pour moi, de faire l’amour. Sans avoir été prévenue, la dernière fois, ou m’être seulement doutée, que c’était la dernière, la dernière fois, pour toujours. Coupée des hommes, depuis que je ne suis plus à l’image. Faire l’amour avec un seul homme à la fois, quelle misère…

De ces amours éparpillées, faire un seul amour. Mais si mignon soit-il, Louis-André (pas plus que Roland) n’y suffira.

Comme, sur la plage, une flasque mouette aux plumes ensablées, déjà presque désincarnée, la télévision, telle que je la vivais et qu’elle me rendait heureuse, désenchantée.

Ressac de mes regrets, de mes rancunes. M’arracher à ces ressassements. Détruire ces pages. Écrire un autre livre.

Ce bruit de la mer qu’entendit Homère. Ce bruit de la mort.

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