Claude  Mauriac
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La tour Eiffel est allée

Cette pièce inédite de Claude Mauriac est datée, à la main, du 25 mai 1988. Mais on trouve, joint au texte, un mince dossier de trois feuillets, deux manuscrits et un tapé, daté de « Paris, 20 août 86 », et comportant des idées pour la pièce, des indications de mise en scène et l’esquisse de la chute inattendue. Relevons simplement cette note finale, manuscrite : « D’abord des plus naturels, tout devra sembler de plus en plus étrange, jusqu’à… ». On retrouve, dans cette œuvre brève de Claude Mauriac, sa méditation obstinée sur le temps et sur l’amour. (Texte inédit. Tous droits réservés.)

TourEiffelCM

PERSONNAGES


LE VIEUX MONSIEUR
GWLADYS
AUGUSTIN
GABINE
LES ENTRAÎNEUSES

 

 

Baie vitrée, terrasse, côté jardin. Amorce d’un immeuble avec fenêtres, à quelque distance, sur la gauche. Paris la nuit. Dans les années 25. Au loin la Tour Eiffel avec son Citroën, ses étoiles, ses arabesques de lumière. Plus près, la silhouette du Sacré-Cœur. Un petit escalier débouche, côté cour. Par là monteront, un peu après le début de la pièce et tout au long du spectacle, les musiques et les rumeurs du cabaret LA TOUR EIFFEL qui se trouve au rez-de-chaussée. Tangos, paso-doble, jazz des années 20. Accordéon, mais seulement quand Augustin n’est pas en scène. Affiches de la boîte de nuit et autres, de l’époque. GWLADIS, GABINE, les ENTRAÎNEUSES, sont habillées à la mode 1925. Cheveux courts, robes courtes. Petite porte à prévoir en plus de celle de l’escalier.

De dos, sur la terrasse, penché sur ce Paris nocturne, AUGUSTIN.

 

Entre, venu d’en bas, un VIEUX MONSIEUR hésitant.

 

AUGUSTIN. – Entrez… Mais entrez donc, puisque vous êtes là.

LE VIEUX MONSIEUR.- Je suis là, oui, je suis toujours là… Privé… C’est marqué en bas… Je sais bien que c’est interdit…

AUGUSTIN. – Oui, à la clientèle. Mais vous n’êtes pas tout à fait un client comme les autres.

LE VIEUX MONSIEUR. – Pas tout à fait, non.

AUGUSTIN. – Gwladis… Madame Gwladis tolère de vous ce qu’elle n’accepterait de personne…

LE VIEUX MONSIEUR. – Oui… Pourquoi ? On se demande bien pourquoi…

AUGUSTIN. – Parce que vous êtes un vieux Parisien de Paris…

LE VIEUX MONSIEUR. – Vieux, oui, très vieux !

AUGUSTIN. – Que vous avez connu un Paris encore plus brillant que le sien… que le nôtre… Mais écoutez, écoutez donc, c’est aussi beau que 1900, 1925, non ?

 

Musique venue d’en bas

 

LE VIEUX MONSIEUR. – J’étais monté… À tout hasard… au cas où… Je ne voulais pas déranger.

AUGUSTIN. – Elle est dans sa chambre. Elle achève de s’habiller, se refait une beauté. Vous savez bien que, de toutes façons, elle ne descend que tard.

LE VIEUX MONSIEUR. – Très tard, oui, je sais… Ne lui dites surtout pas que je suis venu… Surtout pas… A tout à l’heure. Je ne suis pas un fanatique de l’accordéon mais vos tangos, M. Augustin, je les aime, je les aime beaucoup…

 

Il sort par la porte de l’escalier. Venant de sa chambre, entre GWLADIS, robe du soir 1925. Elle va jusqu’à la terrasse où la rejoint AUGUSTIN.

 

AUGUSTIN. – Pourquoi regardez-tu toujours cette maison, Gwladis ? Pourquoi ?

GWLADIS. – Cette fenêtre, tu crois ?… Mais non. Que vas-tu imaginer là ?

 

Roucoulements de pigeons. Moineaux.

 

GWLADIS. – Les pigeons, les moineaux de Paris, quelle merveille…

AUGUSTIN. – Je n’avais pas remarqué que c’était cette fenêtre qui t’intéressait.

GWLADIS. – Quelle fenêtre ?

 

GWLADIS et AUGUSTIN se retournent, quittent la terrasse. Il s’assoit tandis qu’elle va à un petit phonographe dont elle tourne la manivelle après avoir mis un disque. Joséphine Baker des années 20. Ils écoutent en silence. Puis :

 

AUGUSTIN. – C’était le bon temps…

GWLADIS. – C’est le bon temps… (Silence). Ils vont bientôt commencer à arriver, en bas…

AUGUSTIN (après avoir regardé sa montre). – Oui, bientôt… Le vieux monsieur est déjà là… Il va falloir que je descende…

 

On entend des instruments qui s’accordent. AUGUSTIN prend son accordéon. Il se prépare à sortir lorsque entre GABINE :

 

GABINE. – Vous avez le temps, M. Augustin, il n’y a encore presque personne. (A Gwladis) Ouvre la fenestre à aquilon et orient. Ferme à midi et occident. Mais au passé, aussi, Madame Gwladis.

GWLADIS. – Il faudra que je te vois… seule… Gabine. Il y a quelque chose que je voudrais savoir…

GABINE. – À votre service, Madame Gwladis.

AUGUSTIN. – L’avenir. Ton avenir, tu tiens vraiment à le savoir ?… Il est vrai que lorsque l’on a une voyante à demeure…

 

Gwladis hausse les épaules. Se regarde longuement dans la glace. Se dirige vers la porte de sa chambre, sort.

 

AUGUSTIN. – Un raccord, sans doute… Elle se maquille trop…

 

Changement d’éclairage. Contorsion, distorsion du visage de Gabine, encadré dans la lumière du fond noir.

 

GABINE. (redevenant elle-même). – Un vrai Picasso, parfois, Madame Gwladis.

AUGUSTIN.- Mais c’est beau, un Picasso, c’est très beau… Vous, Gabine, là, vous avez l’air d’un Toulouse-Lautrec…

(Changement à vue)

GWLADIS. – Non d’une vierge flamande, je préfère.

(Changement à vue)

AUGUSTIN. – Il est vrai qu’il vous va beaucoup mieux, ce temps-là, Gabine, beaucoup mieux.

GABINE. – Pourquoi ne jouez-vous jamais Tea for two, Monsieur Augustin ? Pourtant, d’après ce que dit Madame Gwladis…

AUGUSTIN. – Elle parle trop, Gwladis… Gwladis… Moi cela m’est égal. Qu’est-ce que cela peut me faire, à moi… C’est vrai, elle l’a beaucoup aimé, cet air-là, dans ses belles années… C’est le premier morceau qu’elle m’a appris lorsque nous nous sommes connus.

Il fredonne quelques mesures de Tea for two.

GABINE. – Le thé, ce thé-là, j’aimerais bien le prendre plus souvent avec toi…

AUGUSTIN. – Tu n’as pas à te plaindre, il me semble ! (Changeant de ton). Un peu de tenue, mademoiselle Gabine !

GABINE. – Mais pourquoi, pourquoi donc ! Qui n’est pas au courant. Et avec quelle fille, ici, tu n’as pas…

AUGUSTIN. – Tais-toi… Avec toi, tu le sais bien, ce n’est pas…

GABINE. – Pour les hommes, si, c’est toujours la même chose. Mais nous… Mais moi…

AUGUSTIN. – Non, avec toi, ce n’est pas tout à fait la même chose parce que, toi, tu n’es pas, mais pas du tout comme… Mais il ne faut pas en parler. C’est la règle du jeu. Ce sont les rites de LA TOUR EIFFEL. À chacun son rôle. Gwladis y tient beaucoup. Toi, remarque bien, tu n’as pas à jouer. Tu es voyante.

GABINE. – Mais, en ce qui me concerne, je ne vois justement rien venir, rien jamais. Ça m’a coûté assez cher. Si nous nous étions alors connus, Madame Gwladis et moi, je l’aurais prévenue de ce qui lui est arrivé de… je l’aurais prévenue. Mais qui m’aurait avertie, moi ? (Silence) Je l’aime bien, votre cabaret. Mais là non plus, ici non plus je n’aurais pas dû rester. En taverne pas ne t’hyverne. Car c’est une dangereuse caverne. (Silence). Embrasse-moi…

 

Augustin ne bouge pas.

 

GABINE. – C’est vrai que je ne suis qu’une employée comme les autres, après tout. La barmaid.

 

Changement de lumière. Bar des Folies Bergères de Manet. Gabine prend la position exacte de la serveuse. Jeux de lumière, coiffure, ruban noir, camée, décolleté, doivent rendre la ressemblance de la toile et de son évocation aussi ressemblante que possible. Une musique de l’époque de la toile (1881) accompagne ce tableau vivant.

Retour au présent.

 

AUGUSTIN. – Barmaid, juste pour diriger, pour animer, oui. Avec votre air de ne pas être là, votre air absent, Gabine, vous avez entre autres dons…

GABINE. – Celui de lire dans l’avenir. Et dans le passé, oui… Diseuse de…

AUGUSTIN. – … de belle aventure, oui.

GABINE. – Comme dit Madame Edwige, elle parle si bien Madame Edwige… : le don de lire à livre ouvert dans le livre du temps.

AUGUSTIN. – Mais aussi, mais surtout, comment dire, de recréer le monde autour de vous. Tu n’as l’air de rien, comme ça…

GABINE. – Un peu gourde, oui. Jocrisse qui mène les poules pisser.

AUGUSTIN. – Et une drôle de façon de parler, parfois.

GABINE. – C’est un peu la maison des proverbes, ici. Je fais comme Madame Gwladis lorsqu’à tout propos elle cite sa grand-maman. Mais je pourrais aussi bien…

AUGUSTIN. – Le monde s’organise de façon autre autour de vous. Vous connaissez les secrets. À commencer par celui de Gwladis…

GABINE. – … que tout le monde connaît. Secret de deux, secret de Dieu. Secret de trois, secret de tous. Il n’est pas nécessaire d’être voyante… Mais aussi d’autres secrets, un autre secret ignoré de tous, même de vous, Augustin, même de vous.

AUGUSTIN (qui n’a pas entendu ces derniers mots prononcés très bas à dessein). – Tout le monde le connaît, mais personne n’en parle… Gwladis ne le supporterait pas. Elle en mourrait.

GABINE. – Ça la réveillerait… Bon, je les ai vos secrets. Mais, toi, je ne t’ai pas, je veux dire que tu n’es pas vraiment à moi. Je ne parle pas de Madame Gwladis. Pour moi, elle ne compte pas, Madame Gwladis.

Entre Gwladis.

GWLADIS. – Merci pour elle.

Gabine la regarde en souriant et sort.

GWLADIS. – Tu as tort de tout lui permettre à cette petite.

AUGUSTIN. – Elle a notre secret.

GWLADIS (jetant avec attendrissement les yeux autour d’elle, allant vers la terrasse et regardant Paris). – Qui ne l’a pas, notre secret, ce secret-là, Augustin ?

AUGUSTIN. – Ce secret qui n’en est pas un, en cache peut-être d’autres. Un autre.

GWLADIS (inquiète). – Je ne comprends pas. De quoi veux-tu parler ?

AUGUSTIN. – D’un secret à nous-même inconnu.

GWLADIS. – À toi-même inconnu ? Et que Gabine connaîtrait, qu’elle pourrait connaître ?

AUGUSTIN. – Qui sait. Elle sait. Elle en sait des choses, Gabine. Mon amour pour toi, elle le connaît mieux que toi…

GWLADIS. – Ah ! bon.

AUGUSTIN. – … mieux que toi, ce n’est pas difficile… Mais mieux que moi, peut-être…

GWLADIS. – Il faudra que je le lui demande…

 

Réapparition du Vieux Monsieur.

 

GWLADIS (au Vieux Monsieur). – Ce soir, il y a du monde ?

LE VIEUX MONSIEUR. – Au bar, oui. Peu encore dans la salle. Mais il est encore tôt. Moi, ce que je préfère, ce sont les débuts de la nuit. Et sa fin… lorsqu’il n’y a plus personne… Et que vous me permettez de jouer du saxophone, Madame Gwladis… Pourrais-je espérer, cette nuit, la permission de jouer un peu… Gwladis ?

GWLADIS (avec indifférence). – Pourquoi pas, si vous y tenez…

 

Entrent trois ou quatre entraîneuses, dont une noire, qui appellent Augustin et descendent en riant avec lui.

Gwladis, l’air agacé, et le Vieux Monsieur se regardent. Après un assez long silence éclate, en bas, un tango où c’est l’accordéon que l’on remarque surtout.

 

 

Noir

 

 

En bas, l’accordéon.

 

GWLADIS. – Dis-moi mon passé, lis-le, ma petite Gabine.

GABINE. – Mais vous le connaissez votre passé, Madame Gwladis.

GWLADIS. – Jamais assez…

GABINE. – Mais pour le passé… Le passé des autres, Madame Gwladis, si je le vois très bien, lui aussi, c’est un peu plus délicat. (Elle prend la main tendue de Madame Gwladis). Je vois un bel accordéoniste… Je vois…

GWLADIS. – Passe…

GABINE (d’abord étonnée). – Je vois son nom… Je le devine, plutôt. Augustin, assurément… Mais je ne suis certaine que des dernières lettres.

GWLADIS. – Je vois.

GABINE. – Je vois…

GWLADIS. – Je vois, mais ce n’est pas lui non plus (elle regarde la maison d’en face). Raconte… Raconte tout ce que tu vois.

GABINE. – Je ne vois que lui. C’était il y a longtemps, très longtemps.

GWLADIS. – Je sais. Continue.

GABINE. – Mais puisque vous savez, Madame Gwladis.

GWLADIS. – C’est ce que je sais qui m’intéresse le plus. C’est dans ce que je sais qu’il y a le plus à apprendre.

GABINE. – Mais, moi, je ne sais pas, je vois mal, moi. Vous pourriez un peu m’aider… Ah ! le revoici. Ce n’est pas Aug… Ce n’est pas M. Augustin, en effet.

GWLADIS. – En effet ! Je vous l’ai déjà dit. Il faut tout vous dire aujourd’hui ! Ce n’est pas non plus cet autre-là qui m’intéresse. Mais c’était un monsieur, oui. Et que j’ai bien aimé, malgré tout, malgré la fenêtre fermée.

GABINE. – Cette fenêtre ? quelle fenêtre ?

GWLADIS (étonnée). – Vous ne savez, vous ne voyez donc pas tout Mademoiselle Güthweiller…

GABINE. – Un rubis au fond d’un aquarium, ça vous dit quelque chose, madame Gwladis ? Avec des poissons rouges un peu décolorés ?… Mademoiselle Güt… C’est lorsque vous ne m’aimez plus que vous m’appelez Mademoiselle Güthweiller… Ce fut, c’est à vrai dire… votre jeunesse (elle la regarde), votre vraie jeunesse. Un géranium avec ses racines, son terreau… Un géranium dépoté… rempoté…C’est comme cela que je la vois, que je la revois, votre jeunesse, Madame Kurthingaum… Est-ce Toinin qu’il s’appelle… Tonin ?

GWLADIS. – Antonin. (Entre Augustin) Ah ! te revoilà, toi !

AUGUSTIN. – J’ai oublié mes cigarettes. Vous parliez de moi ?

GWLADIS. – Pas précisément.

GABINE. – Mais si, Madame Gwladis, un peu… Tout de même un peu.

GWLADIS. – Très peu… Je crois, ma petite Gabine, qu’il serait temps que vous retourniez dans la salle. (Gabine sort).

GWLADIS. – Elle est tout de même étonnante, cette fille. Elle a découvert Antonin. Dans mon passé, elle l’a débusqué comme un vieux lièvre, Antonin. Tu ne l’as pas connu, Antonin ?

AUGUSTIN. – Tu sais bien que non. Nous nous sommes pour ainsi dire croisés sans nous voir.

GWLADIS. – Il t’a vu, lui. Il est revenu. Je l’ai laissé revenir. Et il t’a vu.

AUGUSTIN. – Ah ! Et qu’est-ce qu’il a dit ?

GWLADIS. – Rien, il n’a rien dit. Il ne dit jamais rien. Mais il n’en pensait pas moins, comme disait ma grand-mère. (Silence) En voilà un qui m’a aimée. (Silence) Je l’avais assez vu. Il avait fait son temps, Antonin. Le moment était venu de le changer.

AUGUSTIN. – Toi, tu n’as pas changé, Gwladis… Toujours aussi cruelle, aussi indifférente.

GWLADIS. – J’ai eu quelques extras… De toutes façons, je ne pouvais rien espérer, trouver jamais personne, qui…

AUGUSTIN. – Même pas moi ?

GWLADIS (sans lui répondre). – Et puis, un beau jour, une belle nuit, tu es entré à LA TOUR EIFFEL. Au premier regard, puisqu’à l’impossible… j’ai compris que ce serait toi. Et puis ce nom, si proche. J’y ai vu, faute de mieux, comme un avertissement. Comme disait ma grand-mère : faute de grive…

AUGUSTIN. – Merci.

GWLADIS. – Ne te fâche pas, mon petit merle. Tu sais bien que je t’aime un peu… Dans son genre, il n’était pas mal non plus, Antonin. Et si doué. C’est lui qui a baptisé LA TOUR EIFFEL… qui lui a donné son nom… J’aurais préféré LA FENÊTRE… Ou LE BALCON… LA TERRASSE, je ne sais pas, moi, mais il a dit que ce n’était pas assez. Que cela ne donnait pas à rêver. (Long silence) C’est lui qui sur mes indications… je savais exactement ce que je voulais, exactement… a tout reconstitué, non pas en bas, c’était inutile, en bas, mais ici. Comme il savait aimer… Il n’a jamais cessé de m’aimer, Antonin. Il faut au moins lui reconnaître ça. Je l’aimais, même si j’en aimais un autre.

AUGUSTIN. – Quel autre ?

GWLADIS. – Et comme il jouait bien, quel talent !

AUGUSTIN. – Du saxo, je crois ?

GWLADIS. – L’accordéon, je ne sais pourquoi… un pressentiment peut-être, comme s’il t’avait vu venir, il n’a jamais beaucoup aimé l’accordéon, Antonin. (Silence)… Du saxo, oui. Il était temps que je le change, il avait déjà tellement changé !

 

Tout en parlant, ils sont allés sur la terrasse.

 

AUGUSTIN. – La Tour Eiffel n’a jamais été aussi près de Montmartre.

GWLADIS. – Ça dépend de la perspective. Vu de loin…

AUGUSTIN. – De très loin…

GWLADIS. – C’est drôle : de loin, tout se rapproche.

AUGUSTIN. – Y as-tu pensé, Gwladis, y as-tu jamais pensé ? Nous aurions pu ne jamais… (Silence) J’aurais pu ne jamais te rencontrer… Tu te souviens. Je n’habitais pas Montmartre, mais Montparnasse… J’habitais Montparnasse. Je n’y allais jamais. À Montmartre, je… C’est par hasard qu’une nuit je suis entré à LA TOUR EIFFEL.

GWLADIS (regardant autour d’elle). – Il n’est pas mal non plus, mon petit appartement…

AUGUSTIN. – Une autre nuit… dans un autre pays… beaucoup plus tard… aujourd’hui… nous aurions pu tomber l’un sur l’autre… L’amour serait tombé sur nous. Sur moi. Je me serais exilé, moi aussi.

GWLADIS. – Tais-toi… tu sais bien qu’il y a des mots qu’il ne faut pas prononcer. Toute vérité n’est pas bonne à dire…

AUGUSTIN. – Oui, je sais, il ne faut pas dire que tu ne m’aimes pas… pas vraiment… pas autant que moi je t’aime. Elle était fine mouche, ta grand-mère…

GWLADIS. – Il y a des fois où je commence à me sentir fatiguée. Vraiment fatiguée…

AUGUSTIN. – Nous commençons à nous sentir fatigués, oui.

GWLADIS. – Pas beaucoup plus qu’autrefois. Que toujours. À peine plus… Je suis tout de même moins jeune que toi !

AUGUSTIN (se regardant dans une glace). – Si on peut encore parler de jeunesse… Mais nous pouvons toujours parler d’amour, Gwladis… (Elle se recule). Non ? Comme tu voudras… comme tu as toujours voulu. Mon amour pour toi… Mon amour… Je ne t’ai jamais tant aimée… Oui, je sais… les filles… Mais c’est parce que cela t’est égal. Que tu t’en… Tu n’aurais qu’un mot à dire. Un seul. Mais tu ne m’as jamais aimé. Tu ne m’aimes pas… Allons, il est temps que je redescende.

 

Gabine entre au moment où il sort.

 

GWLADIS (à Gabine). – Comment c’est, en bas ?

GABINE. – Comme toujours. Ils sont contents. Heureux. C’est une sorte de bonheur… d’oubli qu’ils viennent chercher chez vous.

GWLADIS. – Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu voyais. Tu ne me l’as pas dit. Plus loin qu’Augustin… Plus loin qu’Antonin…

GABINE. – Je vois une fenêtre. Je la vois.

GWLADIS (montrant la maison d’angle, dehors). – Elle est là.

GABINE (les yeux dans le vide, sans prendre garde à ce que vient de lui dire Gwladis). – Je vais vous dire pourquoi vous êtes si souvent à votre terrasse, pourquoi vous regardez si souvent cette fenêtre, Madame Gwladis. Pour qui. Je le vois. Un jeune homme.

GWLADIS. – Beau.

GABINE. – Pour autant qu’on peut le voir à cette distance…

GWLADIS. – C’est si loin !

GABINE. – Beau, oui. Blond.

GWLADIS. – Blond, vous croyez, vraiment, je n’en étais pas sûre.

GABINE. – Vingt ans… un peu moins. Vous l’avez vu, à cette fenêtre, tous les soirs, à la même heure, toute une saison

GWLADIS. – Tout un été, oui.

GABINE. – Vous vous regardiez, vous vous souriiez, vous n’essayiez même pas de descendre, de traverser la rue, d’aller à la rencontre l’un de l’autre.

GWLADIS. – De nous voir, autrement que de loin, oui, de nous toucher, de nous embrasser, de nous aimer enfin. Nous avions le temps ! Nous croyions avoir le temps… Et puis, du soir au lendemain…

GABINE. – Il a disparu, oui, je vois. Ou plutôt je ne le vois plus.

GWLADIS. – Essayez de le revoir, je vous en supplie, Gabine, essayez… J’ai si peur de ne plus jamais le revoir. De plus en plus peur de ne plus jamais le revoir…

GABINE. – Un soir, il a quitté un moment son balcon. Lorsqu’il est revenu, il avait son chapeau. Un chapeau mou gris, je le vois. Vous avez été mettre le vôtre… Et vous êtes restés là à vous regarder. Vous n’êtes pas descendus…

GWLADIS. – Vous êtes étonnante, Gabine ! Vraiment étonnante !

GABINE. – C’est vous qui m’avez mise sur la piste… La piste du passé… (Silence) Pourquoi ne lui avez-vous jamais parlé ?… Il fallait lui parler.

GWLADIS. – Il me regardait, je le regardais, nous étions très jeunes, nous ne nous sommes jamais parlé… souri de loin… Et puis il n’est plus venu. Je ne l’ai jamais revu. Toujours attendu. Jamais revu. Mais vous, Gabine, comment l’avez-vous vu ?

GABINE. – Je l’ai vu. Je le revois.

GWLADIS. – À cette fenêtre, oui.

GABINE. – Non pas à cette fenêtre. À une vraie fenêtre, d’une vraie maison.

GWLADIS. – Mais c’était une vraie maison, un vrai jeune homme, un amour vrai, une vraie souffrance.

GABINE. – Nos amours aussi sont imaginaires…

 

Entre Augustin accompagné de l’entraîneuse noire Adelia, qui porte un bouquet.

 

AUGUSTIN. – Pose ça là, Adelia. J’ai toujours rêvé de vous voir me composer L’Olympia, tous les deux.

GABINE (à Adelia). – Viens. Je vous laisse. Vous en avez des choses à ne pas vous dire tous les deux. (Elles sortent).

 

GWLADIS. – Toi, je te vois venir avec la petite nouvelle…

AUGUSTIN (regardant Paris). – Elle n’était pas là, la Tour Eiffel. Pas tout à fait là. Vue de notre terrasse…

GWLADIS. – Tu vois bien qu’elle y est, elle y est la Tour Eiffel.

 

Silence.

 

AUGUSTIN. – Mais nous, nous ne sommes pas là.

GWLADIS. – Nous sommes ici, c’est la même chose.

AUGUSTIN (enchaînant sur sa phrase précédente). – Où sommes-nous, nous ?

GWLADIS. – Tais-toi.

AUGUSTIN. – La neige, tu veux la neige ? (Il avance la main).

GWLADIS. – Rarement, la neige. Rarement. Tout est étudié pour. Mais pas trop n’en faut. Le mieux…

AUGUSTIN. – … est ennemi du bien. Je sais.

 

Bruit d’avion monomoteur ? Projecteur bleu balayant le ciel.

 

GWLADIS. – Lindbergh. C’est Lindbergh… Il fait un tour sur Paris avant de regagner les États-Unis. C’était prévu.

AUGUSTIN. – Ton son et lumière, tu n’en as pas assez de ton son et lumière ? (Silence). Le ronronnement saccadé, haletant de ce moteur. Je l’ai encore dans l’oreille. J’étais un enfant, j’étais un petit garçon, moi, mais je l’ai entendu, je l’entends toujours, l’avion de Lindbergh et son halètement bref. C’était exactement cela.

GWLADIS. – C’est cela.

 

Silence.

 

AUGUSTIN. – Tu n’as jamais vécu que dans des faux-semblants. Ressemblants, je te l’accorde. Elle n’est pas mal ta boîte… À quelques détails près, peut-être, sans doute, si on cherchait bien. Même moi, tu n’as jamais fait que semblant de m’aimer.

 

Silence.

 

AUGUSTIN. – Mais c’est vrai que dans le genre. Antonin, ton Antonin, il avait tout prévu.

GWLADIS. – Elle est extraordinaire, Güthweiller… Presque dangereuse. Voyante dans les deux sens, le futur, le passé. Le présent aussi, sans doute.

AUGUSTIN. – Je crois en effet qu’elle sait tout de nous.

 

Air de saxophone, en bas.

 

GWLADIS. – Qu’elle en sache plus que toi, ce ne serait rien… Mais que moi. (Regardant le balcon). Elle m’a dit que je l’avais mise sur la piste… Il faudrait la suivre cette piste.

AUGUSTIN. – Quelle piste ? Quand en auras-tu donc fini avec ton cirque ?

GWLADIS. – Je ne me souviens plus très bien des mots, mais Gabine me disait, elle disait, Gabine, que cet appartement et le cabaret lui aussi, en bas, étaient des sortes de serres où fleurissaient toujours, c’est ce qu’elle a dit, ce qu’elle a vu, Gabine, les géraniums rouges de ma jeunesse.

AUGUSTIN. – Tu les entretiens bien, tes géraniums… On doit au moins te reconnaître cela… Tu n’aimes personne… Mais non, tu ne m’aimes pas. Mais tes géraniums, tu les aimes, Gwladis… Rouges, oui, ces géraniums, mais plutôt comme des poissons dans le bocal de ta jeunesse ?… Ou, si tu préfères, un rubis dans l’écrin de…

GWLADIS. – C’est curieux, Augustin, comme c’est curieux et comme elle est étonnante cette fille…

AUGUSTIN. – Cette fille. Quelle fille ?

GWLADIS. – Ne fais pas semblant de ne pas… Elle m’intéresse, moi aussi. Mais pas pour les mêmes raisons que toi… Gabine. Notre étonnante, notre merveilleuse, notre dangereuse Güthweiller… Ces mots que tu viens de dire, là… de redire plutôt, car elle les avait dits, mêlés à beaucoup d’autres, mais elle les avait dits, Gabine…

AUGUSTIN. – Inquiétante, oui, Gabine, étrange. On a parfois l’impression qu’elle vient de loin, de très loin…

GWLADIS. – J’en ai souvent été… jusqu’au vertige. Du fond des âges…

AUGUSTIN. – Du moyen âge. Autrefois on l’aurait brûlée. Le temps n’existe pas pour elle. (Silence). Si tu veux que je te dise, je commence à étouffer, dans ta serre, Gwladis, et je ne suis pas le seul… J’arrive à ne plus les supporter tes vieux géraniums exténués… Je ne parle pas de toi, mais des vieilles fleurs dont tu t’entoures. Fleurs d’un passé que je n’ai aucune raison de célébrer comme tu le fais, à longueur de ces années que tu refuses de voir passer. J’étais un enfant, moi, en 1925… Je l’aimais, Paris, notre Paris, remarque bien. Et je t’aimais, je t’aime toujours, Gwladis… Autant qu’en 1939, lorsque je suis entré à LA TOUR EIFFEL, et que tu m’as happé…

 

Lointaines, énigmatiques, quelques mesures de Lili Marlène.

 

AUGUSTIN. – Que le piège s’est refermé sur moi.

VOIX OFF DE GABINE. – Elle ressemble à Tournemine. Elle croit tout ce qu’elle imagine…

 

Gabine entre, vêtue non plus à la mode 1925, mais 1945/1950.

 

GABINE (l’air un peu égaré). – J’en vois, ah ! j’en vois des choses… J’en vois de belles…

GWLADIS. – Mais elle est folle ! Tu es folle, Gabine. Quel tableau, quel portrait nous mimes-tu là ? À quoi penses-tu donc ? Que raconte-t-elle donc là ! Veux-tu t’en aller vite, t’habiller, te coiffer correctement ! Qu’est-ce que c’est que ce déguisement ? Décidément, on ne peut plus compter sur rien ni sur personne comme disait…

 

Éclate un air de Glen Miller, In the mood…

 

 

Noir

 

 

Les entraîneuses font le ménage. Elles sont habillées à la mode de l’année réelle de l’action, entre 1945 et 1950. Seule Gwladis est toujours habillée et coiffée 1925.

L’une des entraîneuses se dirige vers le balcon et se prépare à un geste que Gwladis de plus en plus inquiète, devine.

 

GWLADIS (égarée). – Mieux vaut tard Noël au balcon que jamais Pâques aux tisons. Les petits ruisseaux, si jeunesse savait, font les grandes rivières, si vieillesse pouvait. Homme averti commence par soi-même. Charité bien ordonnée en vaut deux. (Revenant à elle). Ah ! non ! pas cela !

 

L’entraîneuse lève lentement la toile de fond représentant Paris.

 

GWLADIS. – Nul n’est prophète, le chien aboie en son pays, la caravane passe. Paris en bouteille ne saurait mentir. Le vin est tiré, bon sang, il faut le boire…

L’ENTRAÎNEUSE (achevant de lever le décor de la terrasse). – Il faut quelquefois faire le ménage à fond, Madame Gwladis. Il le faut.

LE VIEUX MONSIEUR. – Mais peut-on jamais faire le ménage à fond, le peut-on ?

 

Apparaît, dans une vive lumière, à la place du décor parisien, le ciel, sur une ville invisible, d’où montent des sambas.

 

AUGUSTIN. – J’aime bien ces musiques du pays…

GWLADIS. – Et le tango, il n’est pas du pays, ou de pas loin, le tango ? Les tangos de Paris, cette année-là…

AUGUSTIN. – Cette longue année-là qui n’en finit plus pour toi…

GWLADIS. – 1925, à Paris, le bonheur…

GABINE. – Le bonheur au balcon…

 

Embrasements des insectes tropicaux.

 

 

Fin

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